3 - Art et Ethique, le rôle de l'artiste, ses potentialités d'action au seuil du troisième millénaire, du spirituel dans l'art

L'art, tel que nous le concevons et comme l'ont aussi conçu beaucoup d'autres hier, ne saurait s'imaginer sans responsabilité éthique.
Selon le penseur Francisco J. Varela, l'éthique de l'action humaine se rapproche plus de la "sagesse" que de la raison. Ce "repositionnement" amène Varela à examiner davantage le rôle de la spontanéité dans la vie cognitive à tous les niveaux, les plus élémentaires de notre perception comme les plus complexes de nos rapports sociaux. Il s'agit de mieux comprendre ce qu'est être "bon" plutôt que d'avoir un jugement correct dans des situations particulières. Ce déplacement de la vision rationaliste de l"agir" trouve une résonance dans le champ éthique avec la philosophie pragmatiste et les traditions de la sagesse. En quelque sorte, Varela, en s'appuyant sur la pensée bouddhiste, propose avec les dernières avancées des sciences cognitives un "savoir" pour l'éthique. Celui-ci selon lui se fonde sur la prise de connaissance progressive de la virtualité du moi. Cette façon d'envisager une évolution de la pensée et de la conscience chez les hommes devrait s'accorder avec l'approche intuitive du monde que les artistes ont toujours privilégiée.
Devant les scandales touchant au politique, à la justice ou à l'art, devant les bavures de l'information, telles qu'elles ont pu se manifester lors de la guerre du Golfe ou à l'occasion de l'affaire du "charnier" de Timisoara, il ne faut pas voir uniquement l'incompétence des journalistes, des juges et des...critiques d'art, ou la seule volonté de manipulation des politiques. Il faut aussi prendre en compte la crise morale qui frappe en son cœur notre société, survenant de concert avec la crise économique qui sévit. Plus que jamais la citation de Blaise Pascal : "Travailler à bien penser, voilà la source de la morale" s'impose dans un monde qui cherche à refonder ses valeurs et à donner à l'éthique un sens collectif et social. Mais il faut aussi tenir compte de l'évolution constante des "machines à communiquer" et de la sophistication toujours plus grande des systèmes d'informatisation et de
communication qui tendent à introduire des facteurs spécifiques de distorsion. L'homme est certes encore toujours ce qu'il a été... avec ses travers et ses qualités, mais son environnement et ses moyens changent. Ici, le système financier planétaire s'emballe soudain d'une façon incontrôlée, et survient alors le krach de la Bourse. Là, les machines "décident" et... résultat pour le moins paradoxal : la chasse américaine abat ses propres hélicoptères aux frontières de l'Irak en avril 1994. Mais quand la télévision dérape et nous mystifie au quotidien, quand la même télévision met en scène la misère, le scandale ou la turpitude sans susciter nos réactions, le moment est venu de nous interroger à la fois sur les risques d'une société médiatisée à outrance et sur le "devoir" des citoyens et des artistes dans un tel contexte. S'il y a bien là un devoir des artistes, c'est qu'ils apparaissent depuis toujours comme les dépositaires privilégiés d'une part de la "conscience" du monde et comme les gardiens de ses valeurs fondamentales.
Les artistes doivent s'attacher, alors que les règles ne sont pas encore fixées, à fonder une nouvelle utopie pour l'homme. Il est tout à fait patent qu'Internet en est l'outil providentiel. Nous devons refuser que ce média devienne ce lieu marchand de consommation passive que sont devenus par la force des choses les autres médias de plus en plus soumis à la seule logique industrielle. Internet doit se développer en priorité absolue comme un instrument de rencontre, d'échange, de concertation et d'entr-aide, un lieu de création, de culture, de formation, et de connaissance. Il joue déjà ces rôles mais nous devons rester vigilants pour en préserver les fonctions qui sont vitales pour l'évolution de l'humanité future, assurant une meilleure condition à l'individu, tant du point de vue matériel que moral. Certes, Internet est encore un lieu en gestation et les artistes sont invités à jeter toute leur force et tout leur idéal dans une situation où les enjeux se définissent chaque jour un peu plus, sont porteurs d'espoir mais peuvent être aussi lourds de menaces. C'est dans le creuset d'Internet que peut prendre naissance et se fonder une conscience planétaire qui fera de nous des citoyens du monde à part entière, et cela parce que la masse de l'humanité et sa diversité même y sont plus directement perceptibles. La Toile d'Internet apparaît comme un écran géant sur lequel va se catalyser et s'appréhender la condition de l'homme, un champ de
communication électronique dans lequel deviennent soudain lisibles les interactions sociales, tout simplement parce que la liberté d'expression y est encore plus grande et plus effective.
Les artistes, par la position privilégiée qu'ils occupent dans la société, ont la responsabilité d'oeuvrer et de pousser à cette prise de conscience. Après la roue, après l'imprimerie, qui ont favorisé la diffusion des idées, et plus tard l'avènement des démocraties, Internet peut avoir aujourd'hui un impact majeur sur l'évolution des conditions propres au destin de l'espèce humaine. Comme les pouvoirs d'hier ont cherché à contrôler la circulation des idées et leur diffusion après l'invention de l'imprimerie, les pouvoirs les plus avisés d'aujourd'hui feront de même avec Internet.

Un nouvel état d'esprit s'instaure déjà sur le Net. Des modalités inédites d'échanges se développent et mettent en place entre les individus d'autres types de relations. Des ressources libres et non commerciales sont mises à la disposition des internautes par d'autres internautes dans une chaîne de solidarité. A travers Internet, des milliers de volontaires collaborent à des causes caritatives, d'un continent à l'autre. Un informaticien de génie d'origine nordique développeur d'un système de navigation susceptible de concurrencer Microsoft le met à la disposition gracieuse des internautes. Il décide que le système Linux sera un système ouvert dans lequel les sources resteront accessibles et modifiables pour qui le veut. Résultat : des centaines et des centaines d'informaticiens internautes s'emploient à l'améliorer au-jourd'hui pour offrir ce précieux outil aux usagers du réseau.
Certains signes laissent espèrer que puisse se développer par la pratique du réseau une solidarité et un état d'esprit qui soit en rupture avec une logique purement commerciale. Les artistes comme tous les citoyens doivent se fédérer à travers la Toile pour maintenir et infléchir leurs pratiques et leur utilisation à l'abri des dérives mercantiles, voire des pouvoirs politiques. Il existe déjà de fait sur la Toile une forte tradition d'esprit libertaire et les bases, dans cette liberté d'une auto-régulation naturelle et responsable.
L'accélération des systèmes d'informations et de leurs cycles crée une situation inédite dans laquelle la société est aujourd'hui à la merci d'incidents de toutes sortes, aussi foudroyants qu'imprévisibles. Mike qui porte un nom d'emprunt, (par ailleurs paradoxalement salarié d'un grand groupe de
communication aux USA...) est en même temps un des"hackers" les plus en vue participant à leur dernier congrès (les hackers ont aussi leur propre congrès...) qui s'est tenu à Las Vegas en 1997, déclare sans ambages :
"Je ne peux pas en révélant mon identite expliquer pourquoi j'ai de vrais problèmes avec l'architecture actuelle du réseau Internet car ça pourrait coûter des millions de dollars à la société qui m'emploie. Mais d'un autre côté je sais qu'on frise de grosses catastrophes qui seront l'équivalent des marées noires, et les conglomérats ne font rien. C'est frustrant. En vrai "hacker", j'ai une responsabilité, je ne peux pas me taire...".

Ces incidents peuvent avoir pour conséquences aussi bien des accidents d'ordre "fonctionnel" que des flambées incontrôlées dans le corps social. A terme, si ce n'est déjà en marche, il est facile d'imaginer que des groupes ou des segments d'activité seront confrontés à l"intolérable" et que, par voie de conséquence, les uns ou les autres, au nom de la survie, iront jusqu'à commettre l'irréparable. Dans le domaine des entreprises, les organisations syndicales ont perdu leur représentativité traditionnelle, "débor-dées" par des organisations dites "autonomes", pur produit des circonstances. De toute évidence, les organisations syndicales ne sont plus en mesure de canaliser les mouvements de revendication, et moins encore de faire entendre la voix de l'intérêt commun. Le triomphe de la TV comme média dominant accélère ce risque par une utilisation qui donne priorité au spectacle, au superficiel, à l'émotion, quand ce n'est pas à la vulgarité pure et simple. La facilité l'emporte sur la volonté de "savoir" et de "responsabilité", comme je le faisais remarquer à Edgar Morin au cours d'un colloque à Strasbourg, alors qu'il déplorait dans sa
communication les "faiblesses" de nos institutions du point de vue de l'éthique :
"Nous méritons les institutions que nous avons ! Il y va de notre propre responsabilité dans cette situation. Si nous nous contentons de dénoncer mollement ces travers entre nous dans nos colloques sans jamais agir, nous sommes tous des responsables irresponsables....".
C'est aux citoyens et aux artistes de faire les premiers le ménage chez eux. Si le citoyen n'est pas satisfait de son sort, qu'il commence par l'exprimer à l'aide de son bulletin de vote. Si l'artiste n'est pas satisfait des institutions culturelles, qu'il commence par les interpeller pour les placer devant leurs responsabilités. Nous devons refuser d'accepter comme une fatalité les fausses légitimités, les féodalités, les groupes d'influence qui s'opposent à tout changement et maintiennent, notamment dans l'art, leurs pouvoirs abusifs sur des appareils qui appartiennent à la collectivité. Toute perspective de changement est naturellement vécue par les détenteurs de ces pouvoirs comme une atteinte directe à leurs prérogatives et un désagrément intolérable pour leur confort moral et matériel. La crise économique qui s'éternise et les bouleversements qui se préparent rendent nerveux les porte-parole de l'art contemporain officiel. On les voie sortir un à un de leur réserve pour tenter de répondre aux critiques qui se font jour et se développent de manière inexorable contre le système en place. Les explications tournent vite au vinaigre et se muent rapidement en invectives, voire en insultes, si l'on en juge par les noms d'oiseaux qui s'échangent dans la polémique en cours.
Mais avant d'avoir le projet de "changer" le monde, comme nous l'évoquions (en utilisant comme leviers les ressources de la
communication moderne) les artistes doivent commencer par procéder à un examen de conscience approfondi de leurs propres comportesment et de leur propre milieu. Contribuer à une réflexion qui leur permette de déterminer les repères à partir desquels s'établissent leurs responsabilités, comme individus, comme artistes, comme citoyens de la Planète terre. (Pourquoi pas les Etats Généraux de l'art et des artistes sur Internet au seuil du XXI éme siècle, voire même le déclenchement d'une grève illimitée du... symbolique par ces derniers ?). Il faut que soit tournée résolument et définitivement la page d'un art contemporain "officiel" incapable de répondre à nos attentes. Nous devons nous engager d'une façon "responsable" dans une voie nouvelle pour fonder les nouvelles valeurs d'un art actuel... Notre constat est sans appel : le système de l'art contemporain est miné de l'intérieur. Le ver est dans le fruit. C'est la société tout entière qui vacille à la recherche du sens perdu. Il ne se passe pas un jour sans qu'un scandale n'éclate, éclaboussant le monde de l'art, de la politique, des affaires ou celui du show-biz. Les journalistes professionnels sont coincés d'un côté entre les exigences de leur déontologie, de l'autre leurs employeurs, leurs... commanditaires et les annonceurs de leurs supports (là encore nous ne parlons que de ce que nous connaissons parfaitement pour avoir travaillé nous-mêmes jadis dans un quotidien national, et été congédié à la suite d'un dessin mettant en cause un annonceur du dit journal... Les responsables des rubriques d'art, que ce soit dans la presse quotidienne ou dans les revues spécialisées, devraient manifester plus de curiosité à l'égard des dysfonctionnements du système de l'art contemporain. Nous aimerions qu'ils aient plus de pugnacité pour s'informer sur quelques sujets chauds qui intéressent le lecteur au premier chef. Cherchez donc un peu à connaître quels sont les artistes vivants privilégiés à qui l'Etat achète, à répétition, des œuvres, et à quels prix ces œuvres sont acquises ! Le manque de transparence est total, la complaisance généralisée, la malversation courante. Ce ne sont pas seulement les fonctionnements administratifs de la culture qui sont mis en cause en France dans ces pratiques ambiguës, mais les rouages de l'Etat à tous les niveaux qui couvrent de fait par leurs décisions tout ce qui facilite l'opacité et le "laisser-faire". Ce n'est pas un hasard si trois cents magistrats, avocats et intellectuels lancent un appel pressant au président de la République Jacques Chirac et au premier Ministre Lionel Jospin en appelant au respect de la "vie civique" et à l'amélioration de la vie démocratique en France, en juillet 1997. Les signataires proposent notamment de rendre la circulation de l'argent public plus transparente.
Les instigateurs de ce mouvement d'opinion délaissent la langue de bois et déclarent, haut et fort, leur regret profond en constatant "la dégradation de la vie publique". Ils persistent et signent en rajoutant sans états d'âme :
"Nous respectons trop la fonction publique pour la laisser s'abîmer dans les méandres des affaires. Nous respectons trop la justice pour la voir chargée de résoudre des questions qui relèvent de la fonction politique."

Cet appel renforce le sentiment que tout va à vau-l'eau dans notre beau pays de France. Une telle opinion n'est nullement éxagérée. Dans le domaine de l'art, qui est notre champ d'action et de réflexion privilégié, elle est illustrée d'une façon exemplaire par une action que j'ai moi-même initiée et instruite. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il s'agit du refus du Musée National d'Art Moderne/Centre Georges Pompidou (MNAM) de communiquer le prix des œuvres dont il fait l'acquisition. Refus qui est en contradiction flagrante avec le principe de la loi de 1978 sur la transparence de la comptabilité publique. Il suffit pour s'en convaincre de se référer aux conclusions du Commissaire du gouvernement devant le Conseil d'Etat et aux décisions de ce dernier le 15 janvier 1997 estimant que le "secret commercial et industriel" justifie ce refus de transparence. Pour le citoyen de base que nous sommes, la tradition d'une prétendue "indépendance" du Conseil d'Etat est sérieusement battue en brèche par cette décision. Il est vrai que tout le monde sait que la publication de la liste des achats et leur montant, depuis la création de Beaubourg, constituerait de la dynamite en barre. Les noms des bénéficiaires qui reviennent et les prix ahurissants consentis ouvriraient une crise et un scandale que personne n'a intérêt à voir se déclencher. Nous pensions pour notre part (un peu naïvement peut-être...) que la vocation première d'un musée était de mettre à la disposition du citoyen des biens culturels et non d'être impliqué activement dans des opérations de spéculation sur le marché. Nous nous sommes trompés. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le citoyen français n'a pas le droit de connaître le montant des acquisitions faites en son nom et avec les deniers publics par les musées français...("Affaire Forest contre le Centre Georges Pompidou").
Cette affaire a inspiré ce commentaire à chaud du critique Pierre Restany dont nous signalions un peu plus haut le "parler vrai" et la totale indépendance d'esprit :
"Toute l'opération de Forest débouche sur un phénomène aigu de conscience en démontrant que, dans notre démocratie, la transparence ne joue pas lorsque l'information a trait aux achats de l'Etat, et d'autre part que le Conseil d'Etat entérine cette situation de fait, comme si elle allait de soi... Fred Forest s'est comporté en citoyen éminemment responsable, et ardent défenseur de l'exercice de la liberté individuelle."

Nous demandons donc aux journalistes de faire leur travail de journalistes, de ne pas se contenter de la routine du métier, de ne se presser autour du buffet des vernissages que lorsque tout aura été dit sur ces "affaires" de l'art, de la première à la dernière ligne. Nous leur demandons de faire preuve d'un minimum de curiosité en toutes circonstances, de nous parler du fond des choses et pas seulement de la surface, quand ce n'est pas du sexe des anges. De varier quelque peu les choix et les noms d'artistes autour desquels tournent invariablement à longueur d'années leurs compte-rendus d'expositions. Compte-rendus qui neuf fois sur dix ne concernent que les quelques galeries parisiennes qui ont pignon sur rue et sont en position de leader sur le marché. Galeries qui tiennent le haut du pavé en matière d'art contemporain, font la pluie et le beau temps, font et défont les renommées, apparaissent comme les interlocuteurs privilégiés et souvent exclusifs des commissions d'achat, et essentiellement les bénéficiaires... Nous prions les journalistes de demander à consulter les listes d'achat et les montants de ces achats, puis de nous en rendre compte scrupuleusement sans omettre un centime, puisque c'est là leur fonction ! Par amour de l'art, et notre édification personnelle, nous désirons connaître les artistes dont les œuvres sont acquises régulièrement par les FRAC (Fonds Régionaux d'Art Contemporain), le CNAC (Centre National d'Art Contemporain), le MNAM (Musée d'Art Contemporain). Le public toujours pudiquement tenu à l'écart de cette Ý"cuisine"Ý est avide de savoir, car en dernier ressort, il s'avère que c'est toujours lui le cochon payant... Les journalistes doivent se donner la peine, surtout, de s'informer sur les liens de ces artistes bénis par les dieux et les fonctionnaires... du ministère de la Culture, avec telle ou telle galerie influente... De se montrer un peu plus curieux sur le rôle de tel ou tel personnage d'influence, particulièrement discret, que l'on croise quelque fois dans les allées du pouvoir. Personnage au-dessus de tout soupçon, au même titre que peut l'être un président de Conseil Constitutionnel, gardien des lois, collectionneur avisé de surcroît à ses heures de loisirs, et dont l'honorabilité, sans tache, auréolée de respectabilité, flotte au firmament de l'art dans une atmosphère de pure délectation esthétique. Merci à ces journalistes, s'ils existent, de bien vouloir nous informer et faire leur travail de journalistes, en dehors des pressions, des compromissions et des copinages, qu'entretient la routine de devoir gagner sa vie en tartinant chaque semaine un article sur la galerie Lambert, Templon ou Durand-Dessert ! Et de recommencer, exactement le même article dans un ordre différent, la semaine suivante, en s'arrangeant cette fois pour mentionner (afin de préserver les apparences...) un obscur centre culturel de province, qui de surcroît a eu la bonne idée de proposer de prendre à sa charge... les frais de séjours et de transports. (Ce qui coûtera toujours cela en moins à la direction du journal...) Merci à ces journalistes, et si d'aventure ils n'existent pas (ce qui serait au demeurant fort décevant et que nous nous refusons obstinément de croire !), que ceux qui restent rejoignent alors au plus vite, au rang par deux, leur compagnie d'origine, le bataillon des sans-grades et des regrets perdus, où on est toujours prêts à servir la soupe à qui donne le meilleur pourboire. A l'opposé du détestable climat qui règne dans les allées de l'art officiel, il en va autrement dans des secteurs où la pensée symbolique retrouve une dynamique d'émergence, notamment pour tout ce qui relève d'une "contre-culture" issue des nouvelles technologies. Des énergies se mobilisent sur ce terrain encore vierge, tandis que souffle un air neuf et revigorant d'idéalisme pragmatique. Dans le désintéressement le plus total, s'instaurent des pratiques collaboratives fondées sur la règle d'appartenance au réseau. Loin de vouloir ériger le modèle "hacker" en un modèle emblématique, qui serait irréprochable, nous voudrions simplement dire ici comment ce phénomène cristallise en soi une idéologie de partage et de solidarité contre les atteintes aux valeurs libertaires, comment il constitue un groupe de pression à la fois informel et organisé dont la "morale" vise à répondre, coup pour coup, par tous les moyens technologiques et informationnels disponibles, aux abus des pouvoirs. Des pouvoirs quels qui soient qui prétendent imposer arbitrairement leurs lois, ne serait-ce que par leur puissance industrielle et économique.
C'est d'ailleurs dans les rangs des premiers "hackers" que ce sont engagés très tôt un grand nombre d'artistes qui, même s'ils connaissaient une certaine marginalisation par rapport au système commercial et dominant de l'art contemporain, n'en poursuivaient pas moins dans ce cadre leurs recherches et leur contribution à l'art numérique.
Il y a longtemps aux Etats-Unis que les rebelles sont branchés sur la technologie. A la fin des années 60, les premiers pirates électroniques s'appelaient les "phreaks". Ils portaient des cheveux longs et des jeans crasseux. Leur plus grand talent était de pirater le réseau téléphonique pour téléphoner gratis à leur voisin du dessus, en empruntant des circuits qui faisaient... trois fois le tour de la terre. L'évolution aidant, mais avec la même persévérance et la même inventivité, ils se sont mis à pirater les ordinateurs et les banques de données du Pentagone ou indifféremment celles du Kremlin. Il est évident qu'avec les ordinateurs le pirate devient plus directement "politique" et "gênant" qu'en écrivant un essai publié aux éditions Pingouin, chez Gallimard ou encore dans la revue Krisis...
Kid Thalidomide et Saint-Vits, "crackers" de Minneapolis, appartiennent à une nouvelle génération plus "hard". Leur passion vire au vandalisme pur et simple. Ils n'ont qu'un objectif en tête : entrer dans le système informatique par effraction pour essaimer le virus, tout déglinguer et, éventuellement, vider votre compte en banque ! Leurs armes sont le portable 5X64 et son modem. "On nous traite comme des machines, dit Kid, les machines sont devenues nos amis." Ce qui n'est tout de même pas à nos yeux, il faut s'empresser de le dire pour éviter tout malentendu, une justification suffisante.

Il est hors de propos de conseiller aux artistes de s'en remettre à une philosophie aussi simpliste, ou de recourir à des formes aussi violentes pour faire valoir leur point de vue, même si c'est au demeurant pour une cause juste, un état de légitime défense, pour répondre en quelque sorte au "terrorisme" des idées pratiqué par l'idéologie dominante. Depuis vingt ans, l'art contemporain aux mains d'opérateurs marchands et d'institutionnels complaisants n'a eu de cesse de pratiquer une manipulation des modèles et des valeurs. Ce sont l'intelligence et une attitude pragmatique qui doivent prévaloir en réponse à cette situation de fait Nous sommes encore des gens civilisés. Bien sûr, la patience a toujours ses limites mais nous en avons toujours eu beaucoup. Le temps désormais travaille pour nous. Nous croyons à la responsabilité individuelle et collective comme valeur fondamentale pour le troisième millénaire... Force nous est donnée d'admettre cependant qu'existent en germe chez les "hackers" les éléments constitutifs d'une culture qui, certes, nous "décoiffe" quelque peu, mais qui a le grand mérite, au moins, de nous faire toucher du doigt les problèmes de rapports de force que nos sociétés n'ont jamais su régler qu'au détriment des libertés individuelles. D'ailleurs, la contre-culture électronique s'affirme comme délibérement optimiste. Elle ne croit pas tant à une apocalypse, telle que nous la promettent, chaque saison littéraire, nos intellectuels de la vieille Europe, adeptes de Gutenberg, qu'à une prise de conscience des jeunes générations susceptibles de "reconfigurer" nos schémas mentaux. Il est évident que la "cyberculture" agite les idées les plus roboratives d'aujourd'hui. La contre-culture "high-tech", "hackers" et "crackers" toutes tendances confondues, abrite les débats les plus sensibles et les plus pertinents du moment, à savoir les rapports fluctuants et ambigus entre technologie, pouvoir, liberté, évolution du corps humain, bioéthique, sciences de la cognition etc...

Dans les mutations en cours, ce sont les problèmes éthiques qui sont appelés à occuper le devant de la scène. S'ouvre devant nous une société où l'image créée par l'ordinateur prend de plus en plus le pas sur l'image réelle. Cette évolution, à différents titres, est lourde de conséquences. Il va nous être impossible à un moment donné d'établir la distinction entre ce qui est le "vrai" et ce qui est le "faux".

Des mondes parallèles sont susceptibles de se superposer à l'infini dans lesquels nos propres représentations pourront être virtualisées. Nos gestes pourront être reconstitués synthétiquement dans n'importe quel lieu, nos bouches énonceront des paroles que nous n'avons jamais prononcées. Ces possibilités techniques actuellement réalisables ne pourront que se perfectionner dans le futur, posant le problème éthique de la légitimité de la représentation humaine... à partir d'équations mathématiques. Une société se profile avec sa culture électronique à l'horizon 2000, faisant courir, certes, des risques de confusion des images et de manipulations des informations, mais où s'entrevoient aussi les fantastiques possibilités pour les créateurs de donner forme, consistance et sens aux univers imaginaires les plus inattendus.

Chaque époque a ses moyens, chaque temps son propre imaginaire. Restons attentifs, comme artistes, à contribuer à l'invention du nôtre, et non pas à répéter celui de nos ancêtres. Notre problème, comme individu, comme artiste, c'est qu'il n'existe encore aucune pédagogie susceptible de nous aider à interpréter le monde que nous allons devoir affronter. Toute une vision antérieure du monde devient obsolète. Nous devons nous préparer à vivre dans le domaine de l'information le choc que nous avons vécu avec la révolution de l'énergie. Le pétrole d'aujourd'hui ce sont le silicium, les transistors et les puces électroniques. Nous devons nous préparer à vivre dans des espaces virtuels de la même façon que nous avons dû apprendre à nous déplacer dans l'espace réel, d'abord dans un parc, quand nous étions tout jeune enfant, puis entre notre école et la maison de nos parents, enfin dans une ville, sur le réseau routier...
Nous sommes confrontés à l'apprentissage des réseaux et des espaces virtuels car nous changeons tout simplement d'environnement et, ce faisant, ce sont les modèles et leurs configurations qui changent dans nos têtes. C'est l'art aussi par voie de conséquence qui va subir des mutations.

En abordant le dernier chapitre de cet ouvrage, le plus important à nos yeux, il importe d'être le plus clair possible sur le sens que nous attribuons à quelques concepts fondamentaux, dont l'interprétation peut faire l'objet de quelques distorsions, selon les convictions personnelles, la culture ou le système de valeur de chaque individu. Il s'agit de trouver dans une première étape un consensus minimum sur la portée, le sens et la fonction de l'art, le rôle des artistes dans notre société.
C'est aux artistes de décider de ce qu'est la "chose" art en commençant déjà par le faire, cet art ! Le rôle que nous attribuons à l'artiste dans la société qui s'annonce redonne à l'art un sens "plein" qui fonde sa raison d'être en relation avec le contexte. C'est ce contexte même qui induit un déplacement sensible de l'esthétique vers l'éthique. L'artiste qui milite pour un art actuel s'assigne le but de sensibiliser ses contemporains à l'émergence d'une société et d'une culture qui marquent dans l'histoire de l'humanité une nouvelle étape anthropologique induite par la néotechnique, et s'attribuent la construction d'une nouvelle sensibilité spatiale. Les artistes doivent relever le défi de la construction d'une nouvelle perception de notre environnement de nature technologique dont la culture éthique reste encore entièrement à inventer à l'heure actuelle.
Comme la Grèce antique a pensé la culture philosophique d'une nature sauvage, comme l"Aufklarung" a inventé la culture sociale et politique, il nous appartient de concevoir la culture éthique de notre monde technologique. Avec l'art contemporain, nous vivions dans un monde perverti par l'inflation du commentaire, noyé dans l'ennui, encombré d'œuvres banalisées et inutiles. Dans le contexte de l'information quotidienne dans lequel nous baignons, nous sommes bombardés et soumis à des manipulations déréalisantes et déresponsabilisantes. Finalement, qui va en dernière instance gérer les "autoroutes électroniques" qu'on nous promet dans notre société en crise comme un ultime espoir, qui va les contrôlerÝ? Le réseau Internet était encore jusqu'à récemment un réseau ouvert utilisé par des universitaires à 90%. Aujourd'hui, 40% de ses activités sont déjà devenus des activités commerciales. Le mouvement ne va qu'en s'amplifiant. Qu'est-il advenu en France de l'aventure des radios libres dix ans plus tard?
Aujourd'hui, les entreprises privées américaines ont déjà pris en otage le réseau Internet. Que peut-on espérer attendre de ce "canal ouvert" du seul réseau mondial grand public existant ? L'administration américaine Clinton-Gore exige dans le "Infor-mation superhighway" un circuit d'encryptage des messages. Est-ce obligatoire ? La Maison Blanche prétend que c'est indispensable à la sécurité de l'Etat. Qui pourra écouter les conversations ? Qui sera le "Big Brother" ? Comment, avec quatre vingt à quatre vingt dix millions d'utilisateurs situés dans une centaine de pays, assurer la sécurité à 100% ? Comment gérer cette utopie naissanteÝ? Il est probable que le "Information superhighway" répondra aux mêmes règles que celles auxquelles notre société doit s'adapter empiriquement, celles du chaos et de l'anarchie, tant que n'aura pas été instauré l'ordre mondial auquel rêvait sans doute un peu trop tôt George Bush. Enfin, quel sera le prix à en payer par l'utilisateur et qui en percevra les redevances, pour emprunter ces voies royales de l'information qui vous conduiront au cœur de la connaissance et de l'information ? Certes, l'offre démultipliée d'écrans et de canaux investit désormais tous les espaces (si ce n'est encore l'espace de l'art...), ceux de l'intime et du quotidien, ceux des métiers et de la cité. Mais si la
communication numérisée nourrit des stratégies financières et politiques, elle se traduit pour le citoyen par une fragmentation de l'espace public et une dissolution du lien social. Dans une "société de l'information", comment se recomposent les organisations (commun-autés virtuelles) et se redéfinissent les identités et les fonctions symboliques dévolues antérieurement dans les sociétés à l'art et au religieux ? Si les sociétés continuent longtemps encore à vivre et à se développer de la manière dont elles le font, l'humanité court à sa perte. Les artistes doivent être les premiers à sensibiliser l'opinion, à tirer sur le signal d'alarme. Cela relève de leur responsabilité éthique et du rôle qu'ils auront à jouer dans une société qui cherche ses propres valeurs, et à fonder le sens dans un univers machinique. Nantis de cette conscience et formés eux-mêmes aux techniques d'expression, les artistes pourront mieux que quiconque mettre en forme et diffuser des messages destinés à "inventer" les représentations de ce monde auquel chacun aspire. Pour y parvenir, nous allons devoir transformer nos manières de penser et de vivre. Cette transformation engage chacun de nous. Mais chacun, artiste ou non, reste impuissant si son action et sa volonté ne convergent pas avec celles de ses semblables. Pour qu'une telle convergence prenne forme, il faut que nous nous mettions d'accord sur l'essentiel, sur un diagnostic des valeurs pour agir, sur des stratégies pour avancer.

Pour construire cette plate-forme pour un monde responsable et solidaire, les artistes possèdent encore un crédit suffisant. Ils sont en mesure d'en être les catalyseurs et les aiguillons. Pour cela, encore faut-il que deux conditions au moins soient réunies :
1. Qu'ils veuillent bien restaurer leur image, ternie et discréditée par vingt années de dérives diverses et, désormais, mettre en avant leur fonction symbolique et leur rôle social, revendiquer ce dernier, et le différencier clairement dans sa singularité et sa nécessité par rapport à celui du politique, du scientifique, voire du chef d'entreprise et de l'administratif;

2. Que cette fonction et ce rôle leur soient reconnus, croisant les aspirations, la sensibilité et l'intelligence de ceux qui, dans la société, partagent précisément les mêmes objectifs.
Il faut que se pose la question de savoir si l'art peut faire du sens dans la société qui s'annonce, et surtout comment et pourquoi, ou s'il doit se résoudre à en rester un élément de pure décoration. Essayons en toute lucidité d'évaluer les rôles qu'il peut jouer à la fois dans l'épanouissement de l'individu, sa qualité de vie, son univers matériel et mental pour une meilleure cohésion sociale, non pas d'une façon abstraite et vaguement idéaliste mais par une véritable insertion de l'esthétique dans notre quotidien. Enfin, tentons d'étudier comment l'art peut nous aider, d'une part à maintenir le contact avec nos racines les plus intimes et, d'autre part, à jeter des passerelles avec le collectif et le communautaire, pour y introduire et y insuffler les principes de l'éthique.

Cette éthique s'avère nécessaire aujourd'hui plus encore qu'hier pour affronter un monde machinique, où le pouvoir de l'homme sur le milieu naturel et ses semblables devient chaque jour plus grand et plus inquiétant. C'est de cela qu'il faut désormais se préoccuper si on prétend se préoccuper d'art ! Il ne faut pas s'y méprendre. Il ne s'agit nullement d'attribuer à l'artiste une fonction "messianique". Il s'agit plus modestement de le replacer dans ses fonctions symboliques et sociales fondamentales, afin qu'il puisse les exercer pleinement dans des formes originales et à l'aide des outils qui appartiennent à son époque. Entre une mission messianique qui lui serait assignée d'autorité et un rôle de simple figurant, voire de bouffon, il y a certainement des places plus enviables à occuper, pour lui, dans la société du futur.
Le monde a évolué très vite au cours des deux derniers siècles, et cette accélération tend à s'emballer. Dans notre univers, existent des besoins fondamentaux non satisfaits, des ressources gaspillées ou détruites et, par ailleurs, des réservoirs d'imagination, d'énergie, des capacités de travail et de créativité inemployées. Cela est inacceptable. De nouvelles répartitions des richesses doivent être envisagées pour pallier les inégalités qui s'accroissent entre les hommes. Toutes les études engagées par les instances internationales pronostiquent de nouveaux clivages entre les riches et les pauvres. De profonds déséquilibres écologiques menacent notre planète. C'est des décisions qui seront prises ou non, dans les dix ans à venir, que vont dépendre la gravité, le degré d'irréversibilité des situations auxquelles l'humanité va se trouver confrontée le siècle prochain.
Au mois de juillet 1997, s'est tenu à Rio un colloque qui avait pour thème l"Ethique du futur, un sujet de réflexion de toute première importance et de grande urgence. Au cours de cette rencontre, Federico Mayor, Directeur Général de l'Unesco, a déclaré :
"L'Ethique du futur est une éthique du fragile, du périssable. Il s'agit de transmettre aux générations à venir un héritage qui ne soit pas irrémédiablement entamé et pollué. Il s'agit de leur léguer le droit de vivre dans la dignité sur une Terre préservée. L'éthique du futur est une éthique de paysan. Elle consiste à transmettre un patrimoine".
Des artistes comme Stéphan Barron s'en inquiètent et, dans sa thèse de doctorat soutenue à l'université de Paris VIII en janvier 1997 (Art planétaire et romantisme techno-écologique), il marque bien, en dehors de l'art du marché, quelle peut être la responsabilité de l'artiste dans ce nouveau contexte. Après le club de Rome qui rendait public son fameux rapport il y a vingt ans, la Fondation pour le progrès de l'homme formule un nouveau diagnostic. Sept grands principes sont énoncés, assortis de stratégies d'action pour les mettre en œuvre : principe de sauvegarde des grands équilibres nécessaires à la vie, principe d'humanité, principe de responsabilité, principe de modération, principe de prudence vis-à-vis des nouvelles techniques, principe de diversité des individus et des cultures, principe d'appartenance et de citoyenneté à part entière à la communauté humaine.
Le phénomène de lente obsolescence illustré par l'art ces vingt dernières années n'est que le reflet d'une démotivation de nos sociétés qui sont devenues, face à la complexité, incapables de se projeter dans un futur enviable, incapables de concevoir la conduite de leur propre changement, incapables de nourrir des projets utopiques à la mesure des problèmes qu'elles ont à résoudre, pour tout dire, incapables d'imagination et d'innovation.
A l'heure où la religion est en crise et où les valeurs riment avec profit matériel, rentabilité, efficacité, productivité... et non plus avec responsabilité, authenticité et plaisir, on est en droit de se demander où pourrait bien se loger encore le simple goût de vivre ?
Les artistes pourraient avec tous ceux qui sont susceptibles d'offrir leur participation active, en apportant la compétence propre à leur champ d'activité, contribuer aux changements collectifs des mentalités et œuvrer dans le sens d'un changement progressif des représentations.
En se donnant comme les praticiens d'un modèle "ouvert" pour l'avènement d'une nouvelle utopie, ils auront quelque chance de faire avancer les préoccupations en regard de l'éthique. Mais avant d'espérer constituer un modèle aux yeux des autres, ils devront commencer par restaurer leur propre image, écornée ces deux dernières décennies par leur soumission au marché. La déconsidération de la classe politique, ne l'oublions pas, est due pour l'essentiel à l'absence de grandes figures "exemplaires" en son sein : des figures dignes de l'estime du citoyen. Les "affaires" bien au contraire se multiplient. Les médias nous abreuvent au quotidien des turpitudes et des scandales dont les retombées éclaboussent les plus hauts personnages de l'Etat. La révélation publique de scandales à répétition par la presse affecte également le milieu de l'art contemporain et en provoque le rejet global. Parmi les artistes nous sommes toujours à la recherche de ces grandes figures exemplaires et charismatiques qui marquent de leur empreinte une époque.
Si, à l'heure actuelle, certains artistes semblent encore hésiter devant l'évidence des faits ou préfèrent se taire par prudence, d'autres commencent à tenir un discours critique contre le système de l'art contemporain. La crise contribue à libérer les langues; des tabous commencent à tomber. En voici un florilège significatif, toutes tendances confondues, recueilli dans l'Evén-ement du Jeudi par Jean-Louis Pradel, dans un dossier consacré à la polémique sur l'art contemporain. Les artistes ont enfin la parole :
Ernest Pignon-Ernest : "Il faudra attendre quelques décennies pour savoir si l'art d'aujourd'hui était particulièrement nul, mais dès maintenant, on constate que ce qui est vraiment nul c'est le fonctionnement des institutions. Le territoire a été quadrillé par un réseau de décideurs qui conjuguent servilité aux modes et jugements péremptoires. Plans de carrière et absence de passion les ont amenés à imposer un art officiel, banal, destiné directement au musée."
Patrick Fleury : "Depuis 1981, le ministère de la Culture a opéré un maillage du territoire en mettant en place les Drac (Directions régionales d'art contemporain) et leurs conseillers artistiques qui se comportent en véritables préfets de l'art... Dans ce climat délétère, il est urgent de quitter un temps les cimaises confortables des galeries et des musées pour retrouver un projet artistique face à notre société. Si l'art n'est plus qu'une marchandise négociable au niveau du Gatt, on peut s'en passer ! " Bernard Rancillac : "Monsieur Jean Clair, qui dirige le musée Picasso, a parfaitement raison de dénoncer l"insignifiance" de l'art français contemporain, à condition de préciser qu'il s'en prend à l'art "officiel"... A quoi rime ce remue-ménage de mauvaise foi? Dune part, à masquer l'incompétence et la lâcheté d'un grand nombre de plumitifs, d'autre part, à sauvegarder le pouvoir de ces tenanciers de citadelle : Consortium de Dijon, Villa Arson de Nice, Vassivière du Centre, CAPC de Bordeaux... De nos jours, il suffit d'émettre quelques doutes sur le génie du groupe BMPT ou d'ironiser sur la descendance électroménager d'un porte-bouteilles pour se voir traité de fasciste. Toujours est-il que l'art produit en France n'a plus aucune crédibilité sur le plan international."
Harris Xenos : "Il y a bien un malaise qui se répète d'une manière quasi névrotique. Le monde de l'art est statique et clos. L'art officiel pèse lourdement. Il y a un mur fait de marchands, de critiques et de fonctionnaires de la culture. Ils décident à notre place de ce qui est contemporain ou non... Pour nous, l'art contemporain ce n'est pas le choix d'un style, d'une forme. C'est une question de sens. "
Pierre Zarcate : "Au lieu de chercher à promouvoir ceux qui renforcent leurs théories, nos décideurs culturels français feraient mieux d'observer ce qui se passe dans les ateliers. Que des personnalités du "monde de l'art" ou les instances qui les soutiennent se donnent le droit de nous manipuler, c'est inadmissible."

Des jugements semblables pourraient se recueillir par dizaines, voire par centaines, sinon par milliers dans la majorité silencieuse des artistes, pour peu qu'elle soit sollicitée. De "grands chambardements" attendent inévitablement le microcosme de l'art lui-même dans les années à venir, et ces bouleversements seront à la mesure de ceux qui affectent déjà notre société. Faisant allusion à cette crise, nous annoncions déjà non sans une certaine ironie en 1994, à l'ouverture de notre séminaire public à l'université de Nice, et en la présence de notre invité Pierre Lévy :
Notre séminaire sur l'Esthétique de la
communication pour- rait aussi bien s'appeler "Comment-les-pousser-du-pied-à-peine-un-peu-plus-pour-qu'ils-tombent-définitivement-dans-le-trouÝ!" (Carton d'invitation) C'était seulement là une façon d'anticiper sur la situation à venir... Un zest d'humour pour annoncer les problèmes en suspens. L'évolution des événements commence à nous donner raison.

L'Ethique, plus qu'un "dire" est un "faire". Il faut espérer voir rapidement se réduire l'écart entre les déclarations d'intention de nos gouvernants et leurs actes. Le monde doit changer d'abord dans nos têtes, avant de pouvoir changer sur le terrain... C'est un "nouvel art de vivre" qu'il faut promouvoir, accompagné d'une composante "éthique" et "spirituelle", une philosophie de vie qui puisse constituer un contrepoids au technicisme et à l'économie sauvage prônés par les valeurs de la modernité occidentale. Les artistes, mieux que quiconque, sont aptes à créer les conditions d'un imaginaire collectif qui reste à instaurer et et qui est seul capable de créer les synergies susceptibles de renverser la vapeur, d'utiliser chaque défi comme une opportunité, pour rebondir et innover. L'innovation ne va jamais seule. Elle implique que l'innovation dans l'art ait un effet d'entraînement sur les innovations techniques et sociales. Nous croyons beaucoup que l'art vivant est en mesure de reprendre une importance de premier plan dans la construction de la société nouvelle, comme ce fut le cas à certains moments privilégiés de l'Histoire, notamment à la Renaissance. Afin que l'innovation, qui souvent s'origine dans le local, puisse se diffuser à grande échelle, elle doit être assimilée et transformée par les autres.
L'artiste doit accorder une attention toute particulière à la capacité des réseaux planétaires et à leur déontologie pour la transmission des messages. qu'il entend diffuser. Plus que jamais les solutions sont planétaires, dans un monde où l'interdépendance est devenue la règle dans tous les domaines.

En art, l'idée de programme mobilisateur n'est pas nouvelle. Elle traverse l'histoire moderne, des futuristes italiens aux constructivistes russes, jusqu'aux surréalistes.... L'échec qu'ont connu par le passé de semblables programmes inspire la prudence et le scepticisme au regard des ambitions de départ affichées et les résultats concrets obtenus finalement sur le terrain par les artistes pour "changer" le monde. Les situationnistes eux-mêmes, bien qu'ils aient joué une rôle décisif à l'origine des idées de Mai 68 et mené une critique décapante de la vie quotidienne, ont fini malgré eux par être récupérés par une industrie de la subversion bien plus efficace en régime néo-capitaliste que toute répression. Critique de la vie quotidienne qui rejoint celle d'intellectuels tels que le philosophe Henri Lefebvre qui entretiendra des relations étroites avec le Collectif d'Art Sociologique et son Ecole Sociologique Interrogative. Rien ne nous autorise à sous-estimer cependant l'impact des artistes au plan fondamental de la pensée et de leur capacité à jouer un rôle réel au niveau des idées, des représentations, des mentalités, pour l'évolution de l'individu dans nos sociétés de
communication et d'information. Dans cette perspective de "mise en mouvement", l'artiste a un rôle non négligeable à assumer. Il le jouera pleinement s'il arrive, par sa propre motivation et sa propre action, à créer un "lieu" d'ancrage pour son art, un lieu spécifique, un lieu qui prenne ses repères en dehors des marques balisées par les pouvoirs institués de l'art contemporain, par exemple, en investissant l'espace des réseaux, non seulement comme "nouveau" milieu de la pratique de l'art, mais aussi de sa reconnaissance et, en quelque sorte aussi, de sa légitimation. Dans cette perspective, et avec cette finalité, l'acte de création se situe au-dessus de la simple production d'objets, qu'ils soient matériels ou virtuels. Il approche une forme de création "supérieure, participant à la mise en place de structures ayant vocation à une "mise en forme" du monde lui-même, accompagnant d'une façon dynamique son évolution, avec pour vocation sociale celle de promouvoir et de favoriser sagesse et harmonie. C'est cet art que nous appelons de tous nos vœux, un art producteur des valeurs auxquelles nous aspirons, et dont les formes, si elles restent encore insoupçonnées, ne ressemblent en rien à celles que nous avons connues avec l'art contemporain ces vingt dernières années.
Vue de l'espace pour la première fois par l'homme, la terre est devenue ce globe irisé qui est notre village à tous. Au sol, nous restons prisonniers de nos frontières nationales respectives, de nos particularismes langagiers, de nos codes artistiques et scientifiques... Pour la première fois, l'Humanité "s'observe" en train de changer. Chacun sait combien cette observation est problématique. Comment être acteur et spectateur à la fois ? Devons-nous exprimer le souhaitable, le souhaité ou la condition telle qu'elle s'offre actuellement ? Comment séparer le bon grain de l'ivraie? Combien de temps faudra-t-il à l'être humain pour créer, intégrer et s'approprier de nouvelles valeurs ? L'Homme du futur est déjà là, mais encore chrysalide, prisonnier des normes anciennes.
Par-delà la fascination qu'elles exercent sur nous, quelles nouvelles pratiques et relations engendrent sur le plan artistique et sur le plan social ces nouvelles technologies de
communication couplées à l'informatique ? Les arts plastiques, la peinture, la sculpture, l'objet, l'installation, constituent-ils encore des catégories valides pour l'expression de l'art ou s'agit-il de formes obsolètes en regard des mutations que nous vivons ? Quelles sont les créations qui sont susceptibles de répondre avec le plus de pertinence à nos sensibilités nouvelles, aux transformations de notre environnement, au contexte informationnel qui est devenu un second environnement naturel pour nous tous ? De quelle forme et de quelle nature doivent se parer les messages véhiculés par ces nouveaux "objets symboliques" ? Ces messages sont-ils inédits ou rejoignent-ils finalement au plus profond de l'Etre Humain ces archaïsmes qui ont pour noms : désir, angoisse, amour et mort ?
Dans la situation nouvelle qui s'installe, quel est donc le rôle de l'artiste ? Au cours de l'Histoire, l'artiste a toujours joué un rôle particulier selon les époques et les lieux géographiques d'une manière plus ou moins explicite et significative. Ce rôle qui lui a valu, et lui vaut encore de nos jours, un préjugé favorable, un certain crédit, en rapport avec l'esprit de liberté, de générosité et de solidarité qu'il incarne depuis toujours. Le scientifique, mû par l'objectif prioritaire de la connaissance, fait avancer le "sa-voir" sans toujours se préoccuper des "conséquences" directes et indirectes inhérentes à ses découvertes... La curiosité et la passion de la recherche constituent souvent chez lui un élan aveugle et peuvent le conduire à œuvrer à l'encontre des intérêts vitaux de ses semblables, la fascination du résultat visé risquant parfois d'occulter chez lui sur la juste appréciation des conséquences de ses propres découvertes, qu'il est bien incapable d'évaluer faute de disposer de la sagesse et du recul nécessaire... Il appartient à l'artiste de définir lui-même et de fixer le cadre de ses nouvelles fonctions dans leur rapport à l'éthique.

Les sociétés occidentales s'interrogent devant le miroir du futur. Elles sont hantées par le spectre du chômage, déstabilisées par le choc des nouvelles technologies, affectées par la mondialisation de l'économie, préoccupées par la dégradation constante de l'environnement. Le rôle des artistes dans le troisième millénaire est-il celui de s'attarder encore dans des productions ineptes, présentées dans des expositions sans public qui ressemblent plus à des cimetières déserts qu'à des lieux de sens et de vie ? Que peuvent donc imaginer et proposer de leur côté les artistes pour éviter que notre civilisation ne sombre dans la fascination du chaos ? Les désastres écologiques, la famine, la montée du racisme, de la xénophobie, hantent comme autant de menaces, la fin de ce siècle. Ce dont le monde a besoin, c'est d'ecologie mentale". Se fait jour la quête d'un nouvel ordre symbolique devant la perte des repères traditionnels. Dans cette débâcle généralisée et devant cette interrogation de l'avenir, que nous ont donc offert ces vingt dernières années les artistes qui occupent le devant de la scène ? Quelles sont les voix qui se sont fait entendre ? Quels messages ont-ils fait passer dans leurs œuvres ? Quelles prises de position, significatives et claires, ont-ils manifestées ? Où donc a lieu cette exposition si nécessaire que personne n'a jamais vue, ni à Paris, ni à Cologne, ni à Milan, ni à Kassel non plus, où des artistes pénétrés de leur responsabilité nous parlent enfin de ce qui préoccupe le monde aujourd'hui ? L'Ethique, paraît-il, n'est pas le problème de l'art :
"Nous ne sommes pas là pour faire de la morale ou de l'esthétique. Nous avons donc cherché les artistes contemporains qui mènent une réflexion sur l'art, avec des œuvres capables d'opposer des stratégies poétiques et imaginaires au tout économique."
Avec cette déclaration (passablement naïve...) à l'ouverture de la Documenta X, Catherine David démontre bien par ses propos à géométrie variable (selon l'heure et le moment...) que, malgré les velléités de changement sous la pression de la crise, les artistes sont renvoyés, une fois de plus, à la contemplation de leur propre nombril. C'est à l"indifférence" superbe, imaginaire et poétique du monde qu'elle nous convoque... Nous lui rendons grâce toutefois de tenir à distance l'esthétisme de l'art, mais elle n'a nullement encore compris que l'éthique et sa composanteÝ"spiritu-elle" sont, et resteront, la grande affaire du prochain millénaire.

Ce n'est pas tant la réflexion sur l'art qui nous importe que la réflexion que l'art fera sur le devenir de l'homme ! La nuance est subtile, mais elle n'en est pas moins fondamentale. Elle a hélas visiblement échappé à la directrice de la Documenta.
Si nous désirons élever l'art et la culture au même niveau de reconnaissance que d'autres activités humaines, il faut que soient remplies certaines conditions. Notre société et ses médias devraient accorder à l'art un intérêt au moins égal à celui qu'ils accordent au... sport ou au show-business ce qui manifestement n'est pas encore le cas, hélas ! L'art, en retour, devrait commencer par être en mesure d'élaborer pour la société les messages symboliques et les formes spécifiques qu'elle attend.
L'art doit donc s'efforcer, dans l'urgence de la crise et des mutations que nous vivons, de développer de nouveaux concepts et de nouvelles pratiques pour renouveler des codes obsolètes. L'art doit, à l'aide des nouveaux médias, imaginer des stratégies nouvelles, faire de la construction du futur un thème critique et dominant, s'efforcer de "conscientiser" de manière critique nos contextes à l'esprit de tous, contribuer en fonction des moyens, des formes et des techniques spécifiques dont il dispose à élaborer des messages.
- Pour la résolution des tensions, sous une forme imaginative, proposant des utopies nouvelles à diffuser.
- Pour l'éradication de la faim et de la violence dans le monde par la réalisation d"œuvres-événements" visant à sensibiliser l'opinion publique.
- Pour la sensibilisation à la protection des milieux naturels et la conservation des ressources de notre planète.
- Pour une plus grande qualité matérielle et mentale de la vie, en stigmatisant les conduites fondées sur l'unique finalité de la rentabilité financière.
- Pour magnifier une conscience générale de l'esthétique en relation avec la pensée écologique.
- Pour œuvrer pour un meilleur accomplissement spirituel de tous, afin que le troisième millénaire constitue une étape significative dans l'histoire de l'humanité.

Une activité artistique, nourrissant de telles ambitions, véhiculant de tels contenus, aspirant à de telles finalités, ne peut se concevoir, c'est une évidence, qu'avec l'utilisation créative des supports médiatiques grand public et des réseaux, des outils qui sont aux mains non pas des artistes mais des publicitaires et des industriels de la
communication et que les artistes devront donc détourner en se les appropriant.
Les concepts "politico-artistiques" développés par un Joseph Beuys et quelques autres artistes qui ont manifesté dans leur pratique artistique un véritable sens de responsabilité sociale et éthique pourraient être "réactualisés", élargis, adaptés à une situation en constante évolution, avec des artistes qui utiliseraient les nouveaux outils de
communication et de création dont nous disposons actuellement.
Transformer la conscience à grande échelle sans vouloir pour autant diffuser un dogme est un processus à long terme qui demande une créativité active et des formes innovantes.
Il ne s'agit nullement d'imposer une pédagogie "lourde", mais de proposer une "autre forme" de l'art, l'art d'une culture en émergence. L'art ne doit pas pour autant basculer pour se dissoudre dans la philosophie, ni dans le politique, ni dans les sciences et la technique. Il doit rester une praxis, un mode d'action sur le monde, mais ses outils auront changé. Loin de s'empêtrer dans une pensée réflexive paralysante, il sera confronté à la réalité du monde, et c'est de cette confrontation même que ses "formes" naîtront, et qu'il s'inventera.
L'éthique et la responsabilité, son corollaire obligé, sont à l'ordre du jour. Que devons-nous faire, en l'état de nos savoirs et de nos pouvoirs sur la nature et sur nous-mêmes, en tant qu'espèce humaine responsable de son avenir ? Nous sommes au point de départ d'un vaste mouvement d'idées posant les questions essentielles. La fonction politique, discréditée, laisse planer un malaise qui exige d'autres formes de gestion de notre cité. Dans cette perpective, les artistes ont un rôle privilégié à jouer. Ils doivent s'efforcer d'établir un lien permanent, une liaison continue avec la culture scientifique, afin d'éviter que ne se creuse un fossé dangereux entre deux cultures qui finiraient par s'opposer de manière absurde. De plus en plus, on voit apparaître des contacts et des échanges dans des équipes, des groupes de travail, qui réunissent artistes et scientifiques. Nous avons évoqué tout au long de cet ouvrage les progrès techniques qui touchent aux domaines de la
communication. Il est utile de rappeler les règles éthiques qui devraient en sous-tendre et en contrôler les usages. S'il est un domaine où les règles éthiques doivent s'imposer avec rigueur, c'est bien celui des sciences de la vie, où d'étonnants progrès donnent presque tout pouvoir à l'Homme. Albert Einstein déclarait le soir d'Hiroshima : "Il y a des choses qu'il vaudrait mieux ne pas faire". L'Homme est en mesure d'agir sur son propre patrimoine génétique pour le meilleur et pour le pire. Cela peut permettre de faire reculer souffrance et mort, mais aussi ouvrir la porte à de véritables cauchemars comme le clonage d'êtres humains, pour ne citer que cet exemple, dont la production pourrait constituer une sorte de stockage... de pièces de rechange. Il ne s'agit pas de s'en remettre à quelques comités d'éthique pour gérer le problème, quand ce serait à la population tout entière d'être informée et d'être invitée à prendre position. Des pratiques d'artistes, telles que celle de Stelarc, et encore plus significativement celle d'Orlan, tendent à nous "conscientiser" à ces problèmes en utilisant symboles et métaphores dans des performances relatives au rapport que nous entretenons avec notre corps et la technologie. Jusqu'à présent, le monde évoluait plutôt vers le confort dans le gaspillage. La crise laisse entrevoir un recentrage drastique, la réévaluation à la baisse de nos prétentions et la recherche d'un nouveau paradigme à l'aube du troisième millénaire. La multiplication et la rapidité des moyens de transport, l'instantanéité et l'immédiateté de l'informatique ont considérablement rétréci la planète Terre. Du même coup notre perception en est devenue différente. Nous avons compris toute l'exiguïté de notre patrimoine commun. Les artistes des télécommunications qui multiplient les actions dans les réseaux autour du globe tendent à renforcer en nous cette idée d'un champ commun, à préserver et à protéger.
Il faut que les êtres humains réalisent, quel que soit leur niveau de culture, que les solutions d'autrefois pour régler les problèmes ne peuvent plus avoir cours aujourd'hui : la guerre, la course à la compétition, le gaspillage des richesses naturelles, la famine de continents entiers sont des situations dépassées.

Les artistes, avec leur capacité d'invention, leur imagination, l'exemplarité de leurs actes, de leurs gestes et les représentations qu'ils sont en mesure de mettre en œuvre, sont les interprètes d'un langage susceptible d'accélérer les processus de prise de conscience. La planète est notre patrimoine commun. Les artistes doivent s'engager à le protéger, à le défendre contre toutes les mutilations dont il est victime. Les artistes doivent à chaque moment se faire le garant d'un idéal démocratique et écologique au sens large du terme.

La question fondamentale de l'éthique est "comment doit-on vivreÝ?, et non "comment vit-on ?" La distinction entre ces deux questions fait apparaître un décalage. La question éthique nécessite un effort pour penser des valeurs communes à notre société, liées à l'émergence de problèmes inédits : le pouvoir sur le vivant, la signification des droits de l'homme dans le monde actuel, la responsabilité des médias d'information, le problème des exclus. Que l'on nous entende bien; il ne s'agit pas de prétendre du jour au lendemain à l'avènement d'une société "idéale" sans conflits, sans antagonismes. Cependant, nous affirmons que le niveau de crise atteint, auquel s'ajoute l'accélération exponentielle de la circulation des informations, crée une situation "spécifique", dans laquelle nos modes de penser et nos comportements peuvent basculer. Dans le monde, il n'y a pas une "morale" partagée d'une façon universelle, mais des "morales" en conflit, en raison de phénomènes contemporains, divers et complexes, souvent lourds d'un contentieux historique. Dans cette conjoncture, il est probable que les artistes ont une fonction à remplir commeÝ"catalyseurs" et "révélateurs" de situations sociales.
Les jeunes générations, les jeunes artistes, cherchent désespérément dans nos sociétés ce qu'elles leur offrent le moins : un idéal d'authenticité ! L'art contemporain et son milieu, nous l'avons déjà assez souligné ici, ont été incapables de répondre à cette aspiration. On parle surtout aux jeunes de contraintes économiques, de normes sociologiques à respecter, de compétition entre les êtres et les nations. Ce discours réaliste et nécessaire devrait néanmoins pouvoir s'articuler dans un projet de vie plus généreux. Leurs exigences éthiques sont souvent déçues car ils aspirent à une cohérence entre les idées et les actes. Ce n'est pas un hasard si une manifestation comme celle de "Taizé" et le pèlerinage de Chartres réunissent spontanément des milliers de jeunes alors que les lieux de l'art, qui devraient être le carrefour privilégié de leurs aspirations, restent désespérément vides... Comment affirmer un certain nombre de principes éthiques partagés par tous lorsque les espaces publics sont de plus en plus restreints, soumis à la censure ou au commerce et que chacun est renvoyé à une individualisation boucléeÝ?

Auprès des jeunes ces dernières années, le succès de films comme Le cercle des poètes disparus de Peter Weir, Le Grand bleu de Luc Besson, ou Les nuits fauves de Cyrille Collard, en dit long sur les valeurs auxquelles ils aspirent. L"authenticité" reste certainement la valeur-phare. Des signes encourageants se manifestent, ici ou là, chez de jeunes artistes, et même dans les programmes de certaines institutions qui tendent à se "responsabiliser", laissant espérer que de nouvelles orientations vont se faire jour dans la création après tant et tant d'années de valeurs truquées, imposées par le marché, cautionnées et légitimées par les musées d'art contemporain. La Biennale de Whitney de 1993 a constitué, à ce titre, une sorte de grande première et de mini-scandale dans les cercles conformistes de l'art contemporain... Cet événement culturel de première importance a semblé marquer un tournant décisif. Il faut d'abord signaler que, sur les 81 artistes retenus, il y avait seulement... 8 peintres. Mais l'objet du scandale, c'est surtout qu'on y a "exposé" la célèbre vidéo du "tabassage" de Rodney King par quatre policiers de Los Angeles ! S'agissait-il d'une œuvre d'art ? Elisabeth Sussman, commissaire de l'exposition, répond : "C'est un témoignage dans la tradition du film documentaire qui utilise la technologie disponible" (vidéo réalisée par un certain Georges Holiday plombier de son état...). Arthur Danto, critique du The Nation, écrit dans ses colonnes le 17 avril 1993 pour comparer ce document aux autres œuvres : "Aucune œuvre d'art récente n'a eu sur la société ne serait-ce qu'une parcelle de l'impact de cet enregistrement. Les autres œuvres exposées au Whitney sont par comparaison frivoles, mal conçues et horribles ! Lisa Philips, dans le catalogue de la manifestation en question, situe elle-même la nature des créations choisies qui représentent, selon elle, une rébellion contre "l'originalité, la qualité des matériaux et de l'exécution, et la cohérence des formes."
Les artistes, ces siècles derniers, ont fait peu de cas de l'invention du moteur à vapeur et du moteur à explosion. Ce dernier règne pourtant en maître sur nos autoroutes et dans nos villes saturées. Les artistes plasticiens ont superbement négligé la radio et la télévision. Pour le plus grand nombre, ils ignorent tout de la révolution informatique. Ils n'ont nullement perçu que l'informatique allait modifier tous les systèmes d'action, de production, de
communication, et que l'art lui-même en serait directement affecté... Nous sommes à la charnière de deux époques. L'articulation autour de laquelle s'amorce cette rupture se produit au passage d'un millénaire... à l'autre, ce qui donne à ces changements une portée symbolique tout à fait remarquable.

Les changements mis en œuvre par la révolution informatique ne sont pas uniquement la promesse d'un mieux-être pour l'épanouissement de l'individu et le devenir de l'humanité. Ils sont aussi lourds de conséquences pour notre relation au monde. Avec l'avènement du virtuel, nous assistons médusés à une "reconstruc-tion" de la réalité. Les images numériques tendent à se substituer à notre réalité "connue", pour la remplacer par des espaces sans repères. Si l'art était toujours une technique habile qui permettait de faire le "saut" dans l'imaginaire pour procurer plaisir et ouverture, pour nous entraîner vers d'autres formes de "possibles", il n'avait ni le propos ni les moyens de se faire passer pour le "réel" et, par conséquent, de nous abuser. Aujourd'hui, avec les techniques du virtuel qui se généralisent, la logique de l'information tend de plus en plus à se substituer à l'événement réel. Dans un monde débordé de toute part par l'illusion, quelle place restera-t-il encore demain à l'art comme vecteur premier de cette illusionÝ? Cette place, bien que relative, restera sans doute appréciable, mais la fonction dévolue traditionnellement à l'art va devoir nécessairement se trouver aménagée et adaptée.

Nous assistons peu à peu à un déplacement significatif de la "fonction esthétique" vers la "fonction éthique" de l'art, une fonction éthique fortement socialisée. Les artistes ne peuvent plus s'adonner à des jeux purement formels qui sont désormais le luxe d'un autre type de société. Une société en crise ne participe plus à ce luxe. Elle cherche des expressions directement liées aux problèmes qu'elle doit résoudre à court terme. Les dangers de la pratique informatique, qui impose une information mondiale instantanée, sont déjà présents. Nous avons eu l'occasion de les constater et de les subir. Les événements de l'histoire sont désormais vécus en temps réel.
C'est une menace pour la pensée, pour l'individu et pour la démocratie, face à laquelle les artistes ont une attitude et une position communes à tenir, un rôle à assumer commeÝ"agents" actifs agissant au niveau des consciences. Les artistes, qui ont toujours manifesté une sensibilité plus aiguë, sont en principe les mieux placés pour alerter leurs contemporains, pour les éclairer sur le fait patent que nous entrons à tâtons dans un monde nouveau qui n'a jamais existé auparavant : celui de la mondialisation instantanée par le direct. C'est un monde sur lequel nous n'avons aucune prise, aucun recul pour procéder à son évaluation critique.
Cette mondialisation accélérée est la cause d'une "dévaluation" de la réalité au profit d'une réalité "virtuelle" qui nous pousse à tout confondre dans l'incertitude des interprétations. On se trouve dans ce paradoxe, difficile à gérer, où les repères de la réalité sont soumis à des pressions telles que le flot des apparences risque de forcer les digues d'une raison et d'une sagesse élémentaires, nécessaires à la survie de l'homme. Les "Paradis artificiels" et le "Dérèglement des sens" auront tôt fait, dans l'orchestration informatique, de prendre l'allure d'un cauchemar mettant en péril la paix sociale. Les grands monopoles se constituent déjà pour la domination du monde. La mainmise sur les télé
communications, la maîtrise dans une économie de marché de la robotique, jetteront d'une façon cynique des centaines de milliers de personnes dans la rue. En matière de création, il est curieux et navrant de constater combien nous sommes étrangers aux problèmes qui sont, pourtant, prioritairement les nôtres. Un cinéaste comme Claude Berri (ami personnel de Léo Castelli, esthète et collectionneur avisé de l'art contemporain par ailleurs...) éprouve le besoin d'aller chercher ses thèmes sociaux chez Zola pour confectionner des films à succès, alors que nous attendons vainement que soient traités les problèmes du chômage aujourd'hui en 1998... Frappé d'obsolescence, l'art se réfugie dans l'illustration du passé et nous pousse à fuir nos responsabilités. Si la logique productiviste rendue possible par les développements d'une technologie qui remplace l'homme et sa pensée par la machine l'emporte, cette situation va devenir critique. La digitalisation des signaux, des images et des sons, la maîtrise des nouveaux outils de création qui donnent la possibilité de voir, d'entendre et de toucher à distance, sont les véritables enjeux des artistes conscients du moment décisif que nous vivons .
Avec les systèmes satellitaires, l'audiovisuel, les images de synthèse, nous sommes la première génération d'artistes à accéder à de semblables moyens de création. Ces moyens, comme nous le signalions, peuvent avoir les effets les plus négatifs par leur généralisation dans la société et leur utilisation à des fins de profit et d'asservissement. Il en a trop souvent été ainsi chaque fois que sont apparues de nouvelles techniques dans l'histoire de l'humanité. Mais le contraire est aussi vrai. S'il faut être vigilant sur les usages qui en seront faits, une attitude de refus ou de renoncement peut conduire à se complaire dans de pures tendances régressives. La question qui demeure est celle de savoir comment faire coïncider les impératifs de cette nouvelle culture planétaire avec la préservation des racines géographiques et identitaires. Dans ce contexte, les artistes ont quelque chose à dire, quelque chose à faire surtout.
Paradoxalement, cette situation de crise est idéale pour eux dans la mesure où précisément ils se trouvent en situation "décalée" par rapport à un milieu et à des pratiques en déclin, un milieu auquel ils vont devoir s'opposer pour faire valoir une nouvelle vision de l'art et proposer, sinon imposer, leur propre point de vue.
Les structures de l'art n'ont guère évolué, ni intégré les technologies nouvelles comme outil de production, si ce n'est pour l'édition. Le milieu de l'art vit sur les acquis d'une pensée du XIXème siècle relevant du modèle des Beaux-Arts. Aucune réflexion de fond n'a véritablement été engagée sur l'interprétation des réalités nouvelles. Tout reste à faire. Un espoir subsiste pourtant.
Les nouvelles générations d'artistes familières et utilisatrices de la première heure des nouvelles technologies vont disposer désormais de moyens plus puissants, plus efficaces, plus modernes, pour contrebalancer les pouvoirs et les féodalités du marché, et fort heureusement contraindre ce milieu à composer, à s'adapter ou à disparaître.
Les francs-tireurs sont apparus dans les années 70 avec les artistes de l'Art Sociologique, et un peu plus tard avec ceux de l'Esthétique de la Communication. Ils arrivaient trop tôt. Ce qui n'était pas possible hier l'est devenu aujourd'hui. Il appartient aux artistes de s'approprier, voire de détourner les outils nouveaux, et de mettre en place des contre-pouvoirs, des réseaux, qui n'auront pas pour objectif de se rendre maître du système de l'art en place, mais de tendre à créer et implanter de nouvelles structures.
Le premier travail de l'art dans la société nouvelle n'est pas tant de produire des œuvres que de mettre en place des structures capables de les générer et de les accueillir. Et ce travail là, les artistes ne peuvent pas l'éluder s'ils ont compris qu'il est peut-être la forme la plus pertinente et la plus achevée de la création d'aujourd'hui, dans un monde où la notion d'œuvre, la perception de l'art, sa fonction, auront d'autres finalités et d'autres principes. Cette évolution est inéluctable!
Comme nous l'avons esquissé tout au long de cet ouvrage, les artistes tenteront d'apporter un peu de sens dans une société qui en produit de moins en moins et qui nourrit au contraire chez les individus un sentiment de vacuité et d'angoisse.
Les artistes utiliseront donc "positivement" et le plus intelligement possible ces technologies qui nous poussent aux cataclysmes économiques et sociaux pour en dénoncer la perversion et les dangers. Ils devront employer toute leur énergie, leur imagination, leur foi créative, à pénétrer ces systèmes pour élaborer un langage, une stratégie, un discours critique, propres à chaque média utilisé.
Les artistes de la société d'information et de
communication sont et seront inévitablement avant tout des artistes de la communication. On se demande bien comment il pourrait en être autrement. Leur fonction se déplacera de l'esthétique vers l'éthique, et leur position critique sera l'objet même du contenu de leur art. Ces contenus seront mis en forme en fonction de tout ce qui touche de près ou de loin à "l'écologie mentale" et en relation avec cela. La poésie de l'espace étant en partie abolie par la multiplication des communications à distance, en temps réel, et le monde étant devenu trop petit, il leur restera à "inventer", avec la poésie des réseaux, des formes "inédites" de voyage. Innover, créer, donner à voir le visible et l'invisible, c'est d'ailleurs ce qu'ils n'ont jamais cessé de faire au cours des siècles pour notre plus grand bonheur. Les artistes sont en situation de comprendre que c'est désormais dans les manipulations complexes de ces machines, de ces outils actuels, que se dessinent les voies de nouvelles utopies.
Ils doivent s'en emparer sans tarder, en revendiquer l'usage, ne pas les abandonner aux mains de ceux dont la finalité à travers l'art vise le profit et la domination qu'il peut procurer. Il faut que cette nouvelle culture dans laquelle les artistes doivent s'engager délibérément devienne un patrimoine collectif. L'artiste ne peut pas être absent des révolutions technologiques en cours. Au contraire, sa contribution est indispensable à des projets qui, de la réalité virtuelle à l'intelligence artificielle, mettent à mal nos repères traditionnels.
L'artiste doit mettre en évidence au niveau sensible, pour ses contemporains, comment les réseaux de
communication auxquels nous participons de plus en plus quotidiennement deviennent des prolongements physiques et cognitifs qui dilatent le noyau de l'individu à la dimension planétaire.
Son engagement devient un engagement éthique fondamental. Chacun de nous doit prendre parti face aux changements de société qui s'effectuent. Il est nécessaire que l'art retrouve sa véritable fonction symbolique et sociale dans une société qui vacille sur ses bases sous la pression et l'accélération des mutations. Il est temps que l'artiste puisse projeter son propre désir, et en quelque sorte le programmer, en anticipant sur une société en devenir, qu'il puisse se poser comme le fondateur d'utopies nouvelles, refusant que le monde de demain soit modelé à l'avance à l'image que s'en font les industriels, les politiques, les affairistes, les ingénieurs et les ministres de la culture toutes tendances politiques confondues.

Les artistes doivent concevoir l'art comme pratique de "res-sourcement" permanent d'un sens "existentiel" qui reste encore plus fondamental que jamais dans un environnement technologique. De nouvelles conditions et perspectives ouvrent les esprits à des utopies inédites qui, au-delà des transformations sociales et culturelles, favoriseront notre entrée dans le "troisième millénaire".
C'est dans cette disposition d'esprit que les "artistes" ont quelque chance d'apporter avec d'autres penseurs et des hommes d'action une contribution précieuse au monde qui s'élabore.
"...et même si cette déclaration est très romantique, voire naïve... je dis : l'Art doit changer le monde, c'est sa seule justification."

Bien sûr, les utopies d'aujourd'hui et de demain ne peuvent plus être ce qu'elles étaient hier. A contre-courant des idéologies déclinantes, nous appelons de nos vœux une "renaissance" avec une "avant-garde" riche de sens. Le procès des avant-gardes a déjà été instruit. Nous leur sommes à toutes redevables des ruptures que chacune d'elles a opéré au sein de traditions devenues académiques. Puis, les avant-gardes d'hier sont devenues les académismes d'aujourd'hui... Les désillusions révolutionnaires vécues au cours du siècle nous rendent prudents. Il n'est nullement question d'associer l'utopie à laquelle nous croyons à des politiques elles-mêmes en faillite, et sans projets. Aux avant-gardes sans utopies et à celles de la mode qui prétendent jouer leurs rôles en récusant jusqu'à leur nom, nous opposons les avant-gardes en marche dont les signes invisibles sont déjà parmi nous. Il suffit d'apprendre à les voir : elles crèvent les yeux. L'avant-garde à laquelle nous croyons n'est pas celle du progrès, mais celle du sens, ici et maintenant. Nous n'avons pas peur des mots. Nous n'en avons pas peur et nous prenons délibérément partie pour l'utopie et un nouvel avant-gardisme qui milite pour un art actuel.
Il ne faut pas rester neutres et passifs devant les défis auxquels nous sommes confrontés. Notre vision du monde est en voie de "reformulation" sur des bases nouvelles. Les artistes sont fondés justement à proposer un juste équilibre entre l'art d'un côté, la pensée technicienne et scientifique de l'autre.
Si notre univers est lourd de périls et d'incertitudes, il est aussi porteur d'espoir et de potentialités prometteuses. La révolution technologique remet en cause les fondements cardinaux de notre société industrielle. L'économie elle-même en est bouleversée. Nous ne pouvons plus ignorer que nos modes de développement, axés sur l'expansion continue de la consommation matérielle, ne sont ni viables, ni extensibles à l'infini. Il faut donc choisir la qualité, parier pour le partage et la solidarité.
Bref, l'artiste doit s'engager comme acteur de cette métamorphose; il doit renoncer à la facilité, inventer et imposer les formes inédites, les formes originales d'un art actuel et d'une culture libérés de tout moralisme excessif, mais ouverts largement à l'aventure spirituelle comme à l'avancée technologique, sans tomber pour autant dans les pièges et la facilité d'une imagerie naïve du type "new âge".
Plusieurs signes semblent témoigner d'une aspiration au "spirituel" qui ne s'oppose plus au corps ni à la modernité. Hanté par le déficit de la dimension spirituelle dans notre siècle, l'Homme en état de manque, et plus particulièrement l'artiste, pressent un retour à la mystique et à la recherche du sens, mais sous des formes imprévisibles et non programmées. De René Daumal à Jacques Brosse, en passant par Franciso J. Varela, différents penseurs et artistes nous proposent des passerelles qu'ils jettent entre la modernité la plus avancée et le... zen. Franciso J. Varela a travaillé plusieurs années au développement d'un dialogue entre les sciences cognitives et la tradition bouddhist. Robert Filliou a consacré les dernières années de son existence à une recherche et à un engagement spirituel.
Les nouvelles perspectives qui se dessinent dans le domaine de l'art sont liées au changement de société et à son corollaire, le changement des mentalités. Le thème de la démocratie est devenu un thème central comme celui de la protection de la biosphère. C'est seulement à travers des synthèses originales et ouvertes que pourront s'élaborer les réponses que notre monde attend. Cette mutation de l'art se prépare et s'articule sur les transformations profondes qui affectent d'autres secteurs de l'activité humaine. Ces transformations ne sont pas seulement de nécessaires adaptations structurelles pour faire face à des situations inédites, elles exigent de véritables changements de mentalités, d'autres façons de "penser" et de "vivre" le monde.
Elles augurent d'une refondation des pratiques sociales et de nouveaux comportements des groupes sociaux constitués. Cette évolution ne peut se concevoir que dans une perspective globale compte tenu de la mondialisation des échanges et de l'interdépendance planétaire de l'économie des Etats :
"L'existence d'un marché mondial est certainement indispensable à la structuration des relations économiques internationales. Mais on ne peut pas attendre de ce marché qu'il régule comme par miracle les échanges humains de la planète. Le marché immobilier contribue au désordre de nos mégapoles. Le marché de l'art pervertit la création esthétique. Il est donc primordial qu'à côté du marché capitaliste se manifestent des marchés territorialisés s'appuyant sur des formations sociales consistantes, affirmant leurs modes de valorisation. Du chaos capitaliste doivent sortir ce que j'appellerai des "attracteurs" de valeurs : valeurs diverses, hétérogènes, dissensuelles."

Les valeurs éthiques et esthétiques ne relèvent pas d'impératifs, de codes et de théories transcendantes. Elles appellent une participation "existentielle" fondée sur des valeurs toutes simples à redécouvrir, par exemple la joie de vivre, la solidarité, la compassion pour autrui, des valeurs que l'art peut contribuer à ressourcer et à réimpulser dans la société. Cette participation existentielle s'accompagne d'un projet de vie à mettre sans cesse en chantier. Il faut être clair et éviter tout malentendu. Ce n'est pas en dispensant des leçons de "morale" qu'on pourra élaborer et construire ce nouvel univers de valeurs. Les artistes relevant de l'Esthétique de la Communication, au-delà de la fonctionnalité intrinsèque de leurs "œuvres-dispositifs", ont mis en évidence que l'information ne pouvait pas être uniquement réduite à ses seules manifestations objectives. La "vérité" de l'information renvoie toujours à un événement existentiel, et c'est en quoi la pratique artistique répond à la double finalité :
conscientiser l'environnement, relativiser l'information par une distanciation critique.
L'information, en effet, ne peut être réduite à ses manifestations fonctionnelles; elle est fondamentalement production de subjectivité, prise de consistance d'univers mentaux et incorporels. C'est en cela, d'ailleurs, que les supports et l'univers de la
communication généralisée dans laquelle nous entrons de plain-pied constituent des matériaux que les artistes doivent investir en priorité pour produire un art actuel.
A cette condition s'ajoutent les procédures de "subjectivation" qui s'incarnent aujourd'hui dans l'usage quotidien et banalisé de l'informatique, des machines technologiques et des réseaux. Les nouvelles générations et les enfants se développent dans un contexte forgé par la télévision, les jeux vidéo, les
communications télématiques.

Une nouvelle "solitude" machinique nous menace et les artistes peuvent contribuer à œuvrer à des formes renouvelées de sociabilité en proposant des dispositifs machiniques originaux, de type ludique et réflexif, ouvrant de nombreux territoires à l'esthétique, favorisant l'émergence d'une conscience planétaire, repensant l'usage des technologies. Ils peuvent aussi contribuer à l'accélération de la crise des médias, par la réalisation d"œuvres-intervention" susceptibles de créer symboliquement une ligne d'ouverture vers une ère post-médiatique.
"Certaines philosophies estiment que la technique moderne nous a volé l'accès à nos fondements ontologiques, à l'Etre primordial. Et si, au contraire, un renouveau de l'homme et des valeurs humaines pouvait être attendu d'une nouvelle alliance avec la machine ?".
Les hippies des années 70 ont sans doute raté le rendez-vous avec l'Histoire pour avoir négligé l'ordinateur. Les biologistes associent actuellement la vie à une nouvelle approche "machinique" du corps humain et les artistes leur emboîtent le pas. Ils attirent notre attention sur ce point et sur ses conséquences concernant notre identité et nos propres comportements. Non seulement les artistes, mais aussi les linguistes, les mathématiciens, les sociologues, sont amenés à explorer leur propre champ avec ces nouveaux outils, mettant en évidence que les technologies ne sont pas des entités refermées sur elles-mêmes, mais qu'au contraire elles permettent de pénétrer des niveaux de réalité "autres" qui nous échappaient totalement jusqu'à maintenant.

"L'émergence de ces généalogies et de ces champs d'altérité est complexe. Elle est travaillée en permanence par toutes les forces créatrices des sciences, des arts, des innovations sociales, qui s'enchevêtrent et constituent une mécanosphère enveloppant notre biosphère. (...) De même, l'intelligence et la sensibilité sont l'objet d'une véritable mutation du fait des nouvelles machines informatiques qui s'insinuent de plus en plus dans les ressorts de la sensibilité, du geste et de l'intelligence. On assiste actuellement à une mutation de la subjectivité qui est peut-être encore plus importante que ne le furent celles de l'invention de l'écriture ou de l'imprimerie".
C'est pour avoir négligé ces mutations fondamentales que l'art contemporain officiel proposé par le marché, et rencontré dans les musées et les galeries ne répond plus dans ses formes, ni dans ses contenus, à la société qui naît sous nos yeux, et dans laquelle chaque citoyen est déjà un acteur engagé au quotidien.
L'art actuel en émergence intègre les nouvelles données de notre époque et tente d'en traduire l'expression, d'en inventer les codes et les formes. Les bouleversements en cours affectent simultanément et conjointement les champs de l'esthétique, du politique, de l'économique et du social.
En politique, les anciens systèmes de références fondés sur une opposition tranchée gauche-droite, socialisme-capitalisme, économie de marché-planification étatique, deviennent obsolètes et ne correspondent plus aux situations à gérer.

Dans l'art et son milieu, il s'agit d'opérer une "révolution" des esprits semblable d'accepter de sortir des traditions, des routines et des carcans. Bousculer les idées reçues nécessite, au-delà de la volonté, beaucoup d'audace et d'imagination. Les artistes en ont toujours eu quand les circonstances l'exigeaient. Le temps est venu pour eux d'agir et de le prouver.

Il est inévitable que des choix nouveaux heurtent toujours de front les intérêts en place. Les groupes sociaux concernés par les enjeux de la culture doivent être amenés à en délibérer et à modifier leurs habitudes. Dans cette nouvelle conjoncture, ils devront adopter d'autres échelles de valeurs et postuler un sens humain... aux futures évolutions technologiques. Cela implique un choix clair de responsabilité pour les jeunes générations d'artistes, ce que le philosophe allemand Hans Jonas nomme une "éthique de la responsabilité ".
Il n'y a pas de progrès en art. C'est un truisme que de l'affirmer. L'idée de "rupture" reste encore d'actualité, mais ce n'est pas elle qui doit mobiliser notre attention. C'est l'idée de rupture dans la culture, dans la société, dans nos pratiques, dans nos modes de vie, dans nos schémas de pensée. L'idée de "rupture" dans l'art ne s'évalue plus en fonction de l'histoire de l'art, elle est subséquente aux ruptures dans la société. Une approche du monde ne peut être que systémique aujourd'hui, et transdisciplinaire.
En s'appuyant sur l'idée de "rupture", l'apparition des avant-gardes successives a longtemps fonctionné sur le principe de l'affirmation d'un changement brutal qui avait pour mobile et sloganÝ: "ôte-toi-de-là-que-je-m'y-mette"Ý! Aujourd'hui, les objectifs et la pratique des artistes utilisant les nouvelles technologies ne restent pas limités au champ circonscrit et balisé par les pratiques traditionnels de l'art. Des artistes ont bien compris que ce n'était plus là, paradoxalement, le lieu véritable des enjeux de l'art, le lieu idéal de réalisation, ni de leurs œuvres, ni de leurs ambitions. Ce sont la société tout entière et l'espace planétaire des réseaux qui les intéressent et les mobilisent dorénavant comme support imaginaire et symbolique. Des terres vierges sont à conquérir, des territoires à investir. L'espace individuel et social des réseaux, et de l'information tout azimut, est à explorer et expérimenter. C'est là que résident les enjeux de la société de demain, et non dans ces musées ou ces lieux culturels déserts où s'agitent des ombres incertaines comme dans la caverne de Platon.
L'artiste peut-il mener vraiment un travail de questionnement socio-critique qui fasse sens dans sa société ?
Nous avons compris que la parole critique d'un artiste était sans effets si elle se cantonnait au créneau circonscrit au seul lieu et à la seule idéologie de l'art. Par contre, cette parole conserve sa force dénonciatrice, symbolique et exemplaire en tant qu'acte artistique quand elle prend naissance dans le corps même de l'information générale et non-spécialisée de la société.
Jaron Lanier, internaute, pianiste, guitariste, informaticien, chef d'entreprise dans l'industrie de la réalité virtuelle, cinéaste, auteur, peintre, conférencier, militant libertaire définit et résume la situation de la manière suivante :
"Pour moi, le logiciel qui fait fonctionner le Réseau restera comme la grande œuvre d'art du XXème siècle, comme la révélation, pour la première fois dans l'Histoire, que l'anarchie dans les bonnes circonstances, avec le bon outil, peut être un facteur de progrès social, de diffusion collective, d'énergie positive. L'immense succès du Web tient selon moi à la rencontre du plaisir existentiel qu'il procure et de la nouvelle responsabilisation qu'il autorise : on peut enfin s'exprimer, se choisir une direction, la situer par rapport aux autres...".

L'art actuel est déjà là pour répondre à de telles aspirations. Ses pionniers n'ont pas attendu les soutiens officiels pour se mettre à l'œuvre. Internet va être un extraordinaire catalyseur à travers lequel les artistes vont pouvoir se reconnaître, communiquer, s'auto-organiser, pour inventer les nouvelles formes d'art, libérées des modèles antérieurs imposés par le marché traditionnel. Des centaines et des milliers d'artistes, marginalisés par le système de l'art contemporain officiel, occupent désormais le terrain, chaque jour davantage. La généralisation et la multiplication des outils informatiques créent une situation de fait, irréversible, qui change de manière fondamentale les conditions dans lesquelles l'art est appelé à se faire, à émerger, à se diffuser et à se partager. Les réseaux constituent un véritable outil de transformation et d'action qui offre aux artistes un inégalable moyen de faire leur propre "révolution". Quand nous disons révolution cela veut dire bien sûr que le pouvoir est en instance de changer de mains, mais cela ne signifie nullement qu'il s'agit d'une lutte ouverte qui se traduira forcément en termes de vainqueurs et de vaincus. Les œuvres du patrimoine resteront les œuvres du patrimoine, et pour l'art de ces trente dernières années, c'est l'Histoire qui se chargera de faire le tri en retenant ce qui, avec le recul du temps, mérite d'être retenu...
Amplifiés par les
communications électroniques, dégagés des contraintes séculaires, les réseaux se présentent comme une providence et un antidote à l'aliénation dans laquelle a été maintenue la création ces trente dernières années par la prégnance et la puissance des circuits marchands.

Le réseau Internet offre à l'artiste un moyen de s'exprimer et d'exister. Il lui offre un soutien logistique, affectif, économique, intellectuel, voire spirituel...
Le réseau est une sorte d'institution "invisible"Ýet ouverte dont la structure "dissipative" demeure en état permanent de flux, sa nature étant précisément d'être flexible, malléable, et de faire en sorte que de chacun à la multitude, tous ses membres se trouvent en être le centre. Nouvelle conditionÝ: l'esprit des réseaux s'éla-bore en dehors de l'esprit de compétition qui caractérise les formes traditionnelles d'organisations sociales. Les réseaux se croisent, échangent, se fécondent, coopèrent entre eux. Ils s'auto-génèrent, s'auto-organisent et mettent en œuvre des trajectoires, des parcours, des processus qui sont aux antipodes des institutions et des fonctionnements traditionnels.
Le réseau fonctionne selon les principes suivants : connexion (n'importe quel point peut être connecté à n'importe quel autre), multiplicité (n'importe quel nœud peut avoir plusieurs dimensions), hétérogénéité (modes de fonctionnement, ondes, flux sont très divers), métamorphose (le réseau est en constante restructuration), interchangeabilité des centres (ils sont plusieurs et se déplacent), rupture (si le trafic se trouve bloqué en un point, les flux trouvent immédiatement d'autres chemins), croissance et multiplication (le système n'a pas de limite à son expansion permanente). Les artistes en réseaux peuvent jouer un rôle dans l'évolution des mentalités et le renouvellement des circuits culturels.
Quels sont les moyens d'actions possibles ?
L'artiste dispose désormais de moyens d'actions non négligeables. Il peut contribuer à faire "coévoluer" les personnes, les systèmes et les réseaux en place en yÝ"injectant" de nouvelles valeurs, jouer un rôle d'auto-catalyseur où, si l'on en croit les théories du chaos et des sciences de la complexité, son action, aussi infime soit-elle, sera en mesure par effet d'entraînement de "déstabili-ser"Ýles systèmes en place pour créer des "sous-systèmes" disposant d'une autonomie propre et capables de se réguler avec les autres systèmes. Ces systèmes se trouvent alors tous en interaction. Cette autorégulation "créatrice" de conditions nouvelles nécessite comme pour tout mécanisme cybernétique des capteurs, des réseaux de
communication, des boucles de rétroaction et des systèmes d'amplification.
Nous constatons que de tels dispositifs se mettent en place dans la société actuelle et donnent à l'individu, à l'artiste, conscience que son action locale, à son niveau de compétence, peut avoir des effets généraux sur l'ensemble du système, sur l'ensemble de la société, le but recherché étant que le mouvement engagé atteigne à un moment donné un seuil de masse critique créant les conditions requises pour un changement de paradigme dans l'art. L'explosion des
communications permet, avec les outils mis aujourd'hui à la disposition des artistes, leur engagement dans une perspective et une action "transformatrice". Du fait de cette relation électronique qui nous relie désormais d'une façon "mythique et intégrale", comme l'avait déjà pressenti Marshal McLuhan, des changements importants sont imminents. Un nombre accru d'individus sont en situation de se révolter contre des structures culturelles et des institutions surannées qui ne correspondent plus aux besoins duÝ"sensible"Ýet du "symbolique" d'un monde en mutation. Quand Catherine David, commissaire de la Documenta X et conservatrice des Musées Nationaux Français, déclare elle-même que :
"... les lieux classiques de l'art ne sont plus les lieux légitimes et les plus convaincants, qui remplissent cette fonction symbolique et critique". Tout est dit alors et l'on est bien obligé d'admettre qu'une crise profonde du sens affecte l'art dans notre société. Avec cette évolution fondamentale qui caractérise notre époque, cette disposition à l'empathie que crée la multiplication des réseaux et Internet, il est évident que des métamorphoses s'annoncent, préfigurant l'abandon d'une culture de masse stérile et la recherche de valeurs nouvelles qui mettent en avant les signes imperceptibles d'un sentiment spirituel susceptible de réconcilier l'homme avec ses besoins d'ouverture à autrui, ses besoins esthétiques et ses besoins éthiques.
Cette situation inédite doit convaincre l'artiste-responsable et lui faire prendre acte que, désormais, il peut échapper quelque peu au déterminisme de sa condition sociale, en contourner les limites, les contraintes, les censures, qui lui ont été toujours imposées à travers l'Histoire par les "pouvoirs" de toutes espèces, et occuper dans la société, un rôle et une place qui lui sont spécifiquement dévolus. Cette préoccupation "transformative" et "conscientisante" est favorisée, à l'ère des réseaux, par la généralisation et l'accélération des
communications qui lui permettent de multiplier les échanges et les expériences.
Les principes établis par les théories du chaos valant aussi bien pour les molécules, les insectes, que pour que les systèmes sociaux... ils peuvent faire l'objet d'une "praxis consciente et volontaire" des artistes. Un individu associé à une logistique informatique et
communicationnelle peut désormais disposer d'une autonomie et d'une capacité d'influence sans aucune mesure celles qui étaient les siennes par le passé.
Cette capacité d'action, de diffusion et de
communication donne à l'artiste des possibilités équivalentes à celles d'un musée ou d'un centre de recherche. Cette situation tout à fait inédite aura sans nul doute une influence déterminante sur les conditions sociales de la culture et sur ses productions dans le futur.
Les artistes qui sauront dans le futur "se fédérer" électroniquement en établissant dans les réseaux des systèmes "transversaux et parallèles" de
communication et d'action se substituant aux structures verticales et pyramidales des pouvoirs précédents détiendront des moyens réels d'action et de transformation de la société.
L'artiste est constamment confronté aux rapports complexes entre l'universel et le singulier. Sa pratique traverse les barrières sociales et idéologiques. Plus que jamais, Internet lui donne une dimension planétaire, au-delà des limites nationales, culturelles et des disciplines du savoir établi. Les artistes qui auront compris qu'ils ont désormais la possibilité de "s'auto-organiser" et d'agir, et en même temps de reprendre une fonction fondamentale qu'ils sont seuls à pouvoir assurer, trouveront une place à part entière au côté du scientifique et du politique, pour "construire" la société. En tant qu'individu, et comme artiste, nous avons fait personnellement l'expérience de ces nouvelles possibilités qui relativisent la prégnance des systèmes et des hiérarchies de pouvoir encore en place d'une façon traditionnelle.
Avec son simple ordinateur et Internet, l'artiste se passe de la structure des musées et des circuits marchands classiques de l'art pour devenir "un émetteur du symbolique" autonome qui s'adresse à la planète toute entière. Comme il se meut dans un monde à plusieurs vitesses, cela ne l'empêche nullement d'occuper simultanément plusieurs "niches" dans lesquelles il impulsera ses messages et ses questions, effectuant des allers-retours du global au local. Il nous semble même que des dynamiques pourront ainsi se développer par actions de contiguïté et de contamination, d'une niche à l'autre.
L'artiste peut être sur Internet, en même temps que dans la rue, sur la télévision locale ou le centre culturel de son quartier... créant des effets d'amplification par télescopage d'une "niche" à l'autre, par des hybridations de médias.
Il est clair que tout groupe, aussi modeste soit-il au départ, qui aura compris le "principe d'amplification d'une idée" par la mise en place d'un "émetteur-amorce" dans un milieu saturé en instance de crise peut voir son influence et la propagation de ses idées croître sans aucune commune mesure avec celle de ses effectifs et de ses moyens. C'est dans cette position privilégiée et nouvelle que se trouve l'artiste qui se produit et agit dans ce nouvel espace virtuel qui se nomme Internet.
L'intérêt primordial de l'existence d'une telle minorité "agissante" n'est pas tant de combattre la majorité encore en place par des oppositions frontales, ce qui serait une perte inutile d'énergie, que d'éclairer cette majorité en utilisant ses propres points d'appui encore valables. Il importe ici de relativiser notre opposition à l'art contemporain en nous efforçant positivement de surmonter notre difficulté à concilier les contraires à l'intérieur d'un même cadre de référence. Le résultat viendra de lui-même, après une série de tensions dynamiques et fructueuses, entre état de crise et état d'équilibre. Il arrive toujours un moment où "...le présent se détache de lui-même du passé, comme un iceberg qui s'est détaché de la banquise pour naviguer autour de l'océan sans limites".

Les procédures informatiques, les échanges de réseau, le partage collectif en temps réel ou différé sur Internet, introduisent des "rituels" de "communion" qui, pour être profanes, n'en sont pas moins des tentatives inconscientes d'établir les gestes d'une nouvelle "religiosité".
Les "navigations" à la rencontre et à la découverte de l'autre sont autant d'itinéraires numériques et initiatiques à travers l'espace et le temps. Elles participent à une recherche existentielle, transcendantale et fondamentale de l'être humain et de son "désir" de cheminer, par cycles successifs, vers le "noyau"Ýdu sens.
Au moment où nous allons entrer dans l'ère du Verseau, un nouveau paradigme se dessine.
Nous sommes convaincus que l'art aura dans ce contexte-là un rôle essentiel à jouer. Il trouvera sa fonction en convergence avec les plus récentes avancées scientifiques, technologiques et les conceptions esthétiques et mystiques millénaires.
L'art à l'heure d'Internet constitue une technique d"expansion" qui participe à l'émergence d'une conscience planétaire. Cette dernière est avant tout celle des valeurs éthiques et spirituelles, des valeurs ou chacun s'appréhende, et l'artiste plus que tout autre, comme être "responsable". Au politique, à la religion, à la science, il faudra désormais ajouter... l'art. L'art qui doit reprendre la place qui lui revient. en s'appuyant sur les nouvelles techniques de création, de diffusion et de relation. "Politique, religion et science, peuvent converger dans la vision et la construction d'une nouvelle forme de vie : la genèse d'un macro-organisme planétaire, prochaine étape de l'évolution de l'humanité."
L'implosion de la société d'information sous la pression de ses propres structures et technologies nous amène à nous demander comment l'homme est capable de gérer désormais une telle complexité entropique. Face aux dangers d'une société technologique, s'impose une nouvelle conscience qui transforme notre façon antérieure deÝ"penser"Ýle monde, en réactualisant les données sociologiques, politiques, artistiques établies sur des conceptions causales et dualistes du XIXème siècle. A une conception causale se substitue désormais une vision holistique. Dans cette "réactualisation" des pensées et des outils qui s'imposent à nous les artistes ont un rôle propre à assumer comme "spécialistes" et "travailleurs" des représentations symboliques. Certes ils resteront toujours créateurs d'images et de formes mais surtout, à travers elles, propagateurs d'idées. Sentinelles postées au carrefour des
communications ils en en moduleront les flux et en distribueront les énergies. Ils participeront sous des formes qui restent encore à inventer, avec les outils nouveaux dont ils disposent désormais, à une esthétisation de nos modes de vie. S'étant appropriés des technologies les plus performantes au sein d'équipes réunissant des informaticiens et des scientifiques de différentes disciplines ils deviendront de véritables catalyseurs de sens à travers des réseaux devenus planétaires. Une nouvelle conscience émerge chez l'être humain qui se fonde avant tout sur des valeurs éthiques et spirituelles sans lesquelles aucune société ne saurait survivre. L'éthique s'exprime à tous les niveaux de nos activités, et dans l'art en toute première priorité. L'éthique impose des modes d'être et des modes d'action qui respectent les individus, la nature et l'ordre du vivant. Cette métamorphose en cours, unique dans l'Histoire, n'impose pas de rejeter en bloc les valeurs et les pratiques des civilisations et des cultures antérieures, mais de les "subsumer" sous une dimension plus élevée. A l'aube du troisième millénaire, chacun de nous peut ressentir à des degrés divers l'ère des bouleversements qui nous attendent Des bouleversements qui mettent en cause les fondements mêmes de nos sociétés et nous indiquent que nous sommes entrés dans une période critique de transformation fondamentale du monde. Nous passons d'un type de civilisation à un autre. Les logiques de raisonnement et de fonctionnement antérieures qui ont assuré aux individus et aux collectivités un enrichissement régulier tant matériel qu'intellectuel et moral ne sont plus garantes des mêmes avancées. Ces logiques engagées sur une pente négative semblent engendrer aujourd'hui plus de méfaits que de bienfaits (urbanisation, chômage, pollution, exclusion, paupérisation de populations entières...). Employées pour tenter de surmonter les problèmes qu'elles ont créés, elles ne font que les aggraver. Nous sommes les témoins de situations paradoxales, où des efforts considérables sont dépensés vainement pour réparer des dégâts qui ne font que s'amplifier. Comme il a été proclamé à Rio : "Il faut combattre les dégâts du progrès avec les armes du progrès et de la connaissance". La prospective ne consiste pas à prédire l'avenir, elle consiste à travailler sur l'idée qu'on se fait de l'avenir.
Le vrai travail prospectif s'élabore lorsque plusieurs individus comparent leur choix et définissent en commun leur vision du futur.
Alors qu'aujourd'hui les révolutions du microprocesseur, des sciences cognitives, de la génétique et des biotechnologies... changent notre rapport au temps, à l'espace et à la connaissance, il devient plus que jamais nécessaire de "penser" la technique et d'anticiper ses effets. Les artistes sont des opérateurs tout désignés à nous aider dans cette voie. Seul un affranchissement des structures confinées de la pensée conventionnelle peut nous permettre d'aborder d'un esprit créatif les enjeux de demain.

La multiplication des nouvelles technologies de l'image numérique, comme nous l'avons compris, et surtout leurs convergences avec les secteurs de l'informatique, celui des réalités virtuelles et des télé
communications, est un phénomène qui s'inscrit au-delà de la simple expression du progrès technique. Le choix affirmé ici tout au long de cet ouvrage pour un art actuel, un art utilisant les outils et les connaissances de notre temps, n'est pas à opposer au culte du patrimoine, ni à la nécessaire transmission des chefs-d'œuvre de nos cultures.
La culture des arts électroniques et de réseaux n'est pas meilleure que les autres. Elle est tout simplement passionnante parce qu'elle est en gestation, en devenir, et déjà la nôtre. Elle nous met, nous les artistes, en demeure de justfier de notre capacité à innover, de toujours innover et inventer.
Ni thèse, ni doctrine, ni morale, cet essai a tenté de proposer un autre regard sur l'art, son évolution possible et souhaitable aux abords du troisième millénaire. Le tour d'horizon qu'il nous a proposé de faire avait pour but de découvrir de nouveaux objectifs, de nouveaux itinéraires à explorer.

Ce livre est fini...


L'art continue....


La vie aussi.


Nous n'aurons été que du poil à gratter... et de la pensée à moudre !


Le Temps fera le reste !