4 - LE MOTEUR DE L'UTOPIE

Les temps changent. Les élans collectifs se font rares dans les milieux de l'art reconnu. L'idée de groupe et de mouvement s'est peu a peu diluée pour opérer un redéploiement stratégique et un recentrage narcissique sur l'ego. On se plaît à dire aujourd'hui que les utopies sont devenues plurielles et qu'elles opèrent plus par "contraction" sur le champ individuel que par de grandes machineries collectives, comme par le passé. Il y a sans doute du vrai dans ce point de vue. Le propos n'est plus de vivre le contrat social à travers un idéal communautaire, institutionnalisé par le politique, le religieux, et encore moins l'art... Jadis le Futurisme, le Surréalisme, le Situationnisme, chacun à leur manière, avaient constitué avec leurs projets respectifs les figures utopiques d'une nouvelle société à bâtir. La révolution de 68 n'a pas eu d'autres suites que quelques affiches qui se négocient aujourd'hui à prix d'or dans des galeries qui ont pignon sur rue. La tendance serait plutôt au repli frileux sur des mythologies personnelles ou des obsessions masturbatoires avec pour mot d'ordre impératif : "jouir, ici et maintenant, le plus vite possible". Ce rétrécissement en peau de chagrin nous condamne à une économie strictement contingentée du plaisir, à un "hédonisme du pauvre" dans un contexte sinistré de crise. Néanmoins, des signes avant-coureurs d'aspirations plus en rapport avec les évolutions en cours commencent à se manifester. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer notamment comment les "communautés virtuelles" du réseau Internet recherchent et pratiquent de nouvelles formes de participation collective, se solidarisent pour défendre la liberté d'expression chaque fois qu'elle se trouve menacée. Peu importe les velléités individuelles, les résistances, les nostalgies ! Les conditions inédites qui se mettent en place vont créer progressivement un terrain favorable, un terrain sur lequel vont fleurir de nouvelles utopies. C'est la civilisation des réseaux qui seule est en mesure d'opérer cette conversion (reconversion) en liant solidairement les individus et en croisant leurs énergies aujourd'hui fragmentées, en les réunissant et en les soudant étroitement dans un seul et même système électronique et
communicationnel, un système planétaire analogue au système neuronal.
Ce que nous pouvons pressentir et sentir c'est que l'informatique nous conduit à l'aube d'une nouvelle manière d'être ensemble. Et c'est là que l'esthétique, rompant avec l'image réductrice que lui ont conférée l'art contemporain et ses théories discutables, sera en mesure de retrouver son sens initial grec "d'aisthêsis", c'est-à-dire "éprouver ensemble". A contre-courant de ce que véhiculent les idées dominantes qui, avec le temps qui passe, finissent par devenir des idées reçues (ce qu'une mode langagière récente appelle aussi la "pensée unique"...), nous avons l'impudence d'afficher ici un optimisme insolent, d'affirmer haut et fort que l'utopie est encore pour nous aujourd'hui l'espace des espaces à conquérir, l'espace de tous les possibles. Sans utopie, l'humanité ne pourra jamais surmonter sa crise et l'art lui-même ne restera que ce jeu de pouvoir que nous avons subi ces vingt dernières années, et dont l'art contemporain, déconsidéré, tire les dernières cartouches. L'histoire de l'art, telle qu'elle est encore énoncée, est une forme épuisée en tant que discours susceptible de nous faire comprendre notre présent, notre présent de l'art. L'art commence à exprimer par la pratique spécifique de certains artistes que l'irruption de la technique est enjeu fondamental de civilisation parce que c'est le statut même du réel qui est en jeu. Il faut appréhender le virtuel, non pas comme "illusion", mais comme un principe actif susceptible de se révéler à la fois un outil d'écriture, de conceptualisation, d'action et de relation sociale.
Le pessimisme chronique de Baudrillard (par ailleurs fort pertinent, il faut le reconnaître, dans ses analyses critiques contre l'art contemporain...) exerce désormais par contamination ses ravages dévastateursÝchez notre ami Virilio. Chez les sujets atteints de ce mal, tout ce qui touche aux boutons poussoirs et aux diodes luminescentes a pour effet de provoquer de véritables eczémas métaphysiques, des crises au cours desquelles le "patient" ne retrouve sa sérénité qu'après avoir libéré par l'écriture une bile épaisse, "diabolisant" le moindre électron... Ces deux-là (avec un peu plus de talent que beaucoup autres...) ont pris très tôt l'initiative de nous mettre en garde contre les dangers, à la fois réels et virtuels, que représentent les dérives médiatiques et les usages pervers des technologies. Nous leur en sommes sincèrement reconnaissants. Nous sommes dans des situations en permanente évolution. Les temps changent. Il faut tempérer nos angoisses et nuancer nos peurs devant la brutalité des mutations, des mutations que nous ressentons souvent à juste titre comme de véritables agressions. Il faut savoir équitablement en contrepartie évaluer tout ce que ces technologies sont en mesure d'apporter de positif à l'humanité. Rien ne sert de se crisper vainement sur des situations qui nous échappent, mais tentons au contraire d'en orienter et d'en détourner les énergies vers les objectifs qui nous importent. Enfin, il faut une fois pour toutes sortir des nostalgies de l'écrit, affronter la situation comme elle se présente et penser que notre façon de penser (qui était sans doute la meilleure en son temps...) nécessite (ce qui est plus difficile à intégrer) de changer à l'intérieur de nos têtes pour nous adapter de façon "créative" à ce nouvel environnement physique, virtuel et mental, auquel nous sommes promis et destinés.
Il nous faut opter "raisonnablement" pour l'utopie, imaginer des stratégies et passer aux actes. Il nous faut rester "tragiquement optimistes". S'il reste un pouce de terrain à occuper utilement par les artistes, c'est sur ce terrain-là que le pari doit être joué et gagné. Les artistes disposent désormais pour cela de la panoplie complète des outils qu'offrent les nouvelles technologies de
communication. Certains d'entre eux sont déjà dans les réseaux, "comme le poisson dans l'eau" (souvenez-vous...). L'esthétique doit opérer son déplacement historique vers l'éthique. Mais l'éthique elle-même doit être dépoussiérée, répondre aux exigences morales et spirituelles d'un monde qui cherche à s'inventer et qui n'a que faire de nostalgies et d'idéologies du passé, ni rien à voir, non plus, avec les formes éculées du moralisme.
Dans un de ses ouvrages, Michel Serres entend des voix. Ces voix sont celles des anges qui lui parlent dans une sorte de bruissement d'ailes, un bruissement d'ailes qui pourrait bien ressembler au cliquetis frémissant d'un ordinateur questionnant les miracles et les abîmes insondables de la
communication.
"Doit-on penser notre planète comme une immense messagerie, demande-t-il ? La réponse ne fait guère de doute pour ses héros qui se positionnent comme des anges de l'ère informatique." Mais gare à la perversité des messages ! Gare aux anges déchus qui n'ont qu'une seule idée en tête : prendre leur revanche ! "Toutes ces technologies avancées produisent du chômage dans l'ancien travail, alors qu'elles devraient s'occuper à nous aménager la vie du pasteur Aristée, dont les abeilles préparaient la nourriture ... Nous avons assez transformé et exploité le monde, le temps vient de le comprendre".
Les artistes des nouvelles technologies auront d'abord à combattre les fantômes du passé. Les artistes auront à combattre les anges déchus pour progresser vers une société meilleure, pour franchir une nouvelle étape de l'évolution humaine, pour s'acheminer vers une ère de responsabilité. Une société où ils auront un rôle significatif à jouer. Un rôle pour proposer du sens, instaurer et construire avec leurs contemporains des utopies dont ils représentent l'espoir et dont ils doivent revendiquer d'en être les indispensables catalyseurs et ferments.