2 - QU'EST-CE QUI CHANGE avec les technos ?

Le monde de l'art va devoir s'adapter. L'art va devoir se redéfinir. Des pratiques artistiques tout à fait inédites vont naître. Les œuvres informatiques, sous forme de matrice formelle, sont avant tout des banques de données et d'informations mémorisées dans un programme. La matérialité du pigment coloré sur la toile de lin cède la place à des déplacements de cristaux liquides sur la surface des écrans. Notre appropriation physique à l'œuvre d'art, notre relation affective, sensible, intellectuelle, s'en trouvent profondément modifiées. Notre attachement intime à l'œuvre d'art comme objet, à sa possession, voire au fétichisme dont il s'accompagne, peut même devenir un motif de frustration. Le développement des réseaux planétaires, dont Internet, bouleverse sa distribution. La numérisation en assure la reproductibilité à l'infini. Sa virtualité, son ubiquité, mettent à mal son ancrage géographique traditionnel, son inscription culturelle dans un environnement donné. L'existence de certaines tendances artistiques à la "déterritorialisation", telles que le Surréalisme, Fluxus, le Mail-Art et, plus proche de nous, le Groupe International d'Esthétique de la
communication, marque un mouvement qui préfigure l'accélération actuelle. Ces conditions sans antériorité nous conduisent à nous interroger sur l'émergence d'une conscience collective dont les cristallisations s'effectuent toujours, pour une communauté donnée, à partir de ses productions symboliques.
Trois facteurs essentiels définissent la création, au moment où les nouvelles technologies remettent en cause ses territoires et ses frontières. Dans les arts liés à l'informatique, la robotique, les télé
communications, ils se résument à trois mots clefs : simulation, interactivité, temps réel. La simulation remet en cause toutes les idées acquises sur la représentation. Devant de tels changements en cours, c'est l'histoire de l'art qui doit être "revisitée", celle de ses mouvements historiques, de son organisation, de ses systèmes de légitimation, du fonctionnement de ses structures économiques. Il faut insister sur le fait que, face à la complexité et à l'importance des mutations en cours, l'art lui-même, son système de production symbolique, ses modes de fabrication, ses modes de circulation, sont directement liés à un nouveau contexte. Ce serait une erreur grossière que de vouloir situer l'art des nouvelles technologies en lui assignant une place dans la continuité historique des mouvements artistiques en filiation avec l'art contemporain. Nous devons faire face en art comme dans les sciences à une véritable rupture épistémologique. La cyberculture explore déjà les univers virtuels, emprunte les autoroutes électroniques, anime nuit et jour les réseaux télématiques, s'apprête à déferler sur les chaînes numériques qui vont se multiplier à l'infini. Fini le point de vue "distancé" mis au goût du jour par les peintres de la Renaissance. Dans la nouvelle Renaissance qui s'amorce, on n'est plus à l'extérieur : on est "dans" le programme. On est dans le bain. Avec un programme virtuel, vous entrez dans une image qui vous enveloppe totalement, une image dans laquelle vous êtes immergé. Bientôt les interfaces, écrans stéréoscopiques, datagants, visiocasques, capteurs sous votre combinaison, collés au corps, vous transmettront sensations tactiles, olfactives et proprioceptives, comme si vous y étiez !
Cette position de totale ouverture vers un monde en émergence ne nous induit pas pour autant à sombrer dans la "religion du futur", une religion dans laquelle la "mana" et les rituels des pratiques primitives seraient remplacés par le marketing et l'art par des procédures répétitives où le presse-bouton serait devenu roi.
L'enjeu en cette fin de siècle, Américains et Japonais l'ont bien compris depuis longtemps, alors que l'Europe est à la remorque, la France à la traîne, c'est le contrôle des images, des banques de données et de la circulation de toutes les informations.
"Quand l'Europe se réveillera-t-elle ? Quand comprendra-t-elle qu'Internet est un nouveau continent où il est urgent de débarquer sous peine de laisser ses immenses trésors à d'autres ? (...) On a utilisé beaucoup de métaphores pour faire comprendre ce qu'est Internet : réseau, autoroutes, banques de données, bibliothèques. En réalité, c'est beaucoup plus que cela, un continent virtuel, le septième continent, où on pourra bientôt installer tout ce qui existe dans les continents réels, mais sans les contraintes de la matérialité...".
Il est certain qu'à l'intérieur de ce "continent" électronique, vide d'habitants physiquement présents et tout de même habité par des millions d'individus qui se renouvellent à chaque instant, une gigantesque activité d'échanges va s'opérer. Une activité d'échanges dont les agents virtuels développeront des contacts et une économie sans antériorité, sans intermédiaire, sans impôt, sans Etat, sans syndicats, sans grèves etc.... sans ministre de la Culture. Sur Internet, ces agents virtuels dans le réseau sont en fait des individus bien identifiés qui vont apprendre à partager des signes, des symboles, des idées avec les autres. En quelque sorte, Internet devient dans l'imaginaire du monde ce qu'était jadis un espace géographique comme les Amériques, après que Colomb eut commencé à les inventer.
Le multimédia ouvre encore bien d'autres horizons. Nous pourrons bientôt tout faire sans bouger de notre fauteuil. Nous pourrons communiquer, travailler, nous distraire, nous informer; il suffira de se brancher sur les terminaux mondiaux adéquats. Ces autoroutes digitales mondiales sont déjà en construction... Elles constituaient l'une des priorités électorales du président américain Bill Clinton. Cette évolution (cette révolution) a pour résultat d'induire au développement d'une contre-culture "high-tech" très active, un art des télé
communications pratiquant les réseaux tous azimuts. C'est d'ailleurs dans ces réseaux que les débats les plus intéressants du moment se font jour sur les rapports mouvants entre technologie, bioéthique, évolution du corps, écologie, pouvoir... et fonction sociale de l'art. Avec le développement de ce phénomène, on constate que les centres de réflexion et d'action se déplacent. En crise, les milieux traditionnels de l'art et les intellectuels, qui en possédaient en quelque sorte le monopole hier, en perdent le contrôle, ce qui explique leurs réactions négatives à l'égard de tout, ce qui touche à Internet.

L'évolution que nous avons évoquée qui voit les savoirs, les pratiques, les valeurs, changer sous l'impulsion des technologies, qui voit un monde informatisé se substituer progressivement à l'ancien, nous oblige à réexaminer des concepts que nous nous imaginions fixés pour toujours. Parmi eux, figurent en bonne place le concept d'art et celui d'artiste.

Nous sommes placés devant l'urgente nécessité d'en redéfinir le sens dans un contexte où la lecture du monde et notre rapport à ce monde en émergence induisent de radicales et nécessaires adaptations. Pour chacun d'entre nous, il est toujours difficile de s'arracher au système dans lequel il est né et a été acculturé. L'effort est toujours considérable pour s'adapter à un nouvel environnement. Cette faculté d'adaptation demande une plasticité d'esprit qui exige de voir et de penser le monde comme s'il était chaque jour... nouveau ! La nature de l'Homme, ses mécanismes psychologiques tendent plutôt à le positionner en situation de résistance devant la pression du changement, ce qui conduit par confort en art à se satisfaire des formes anciennes qui perdurent. Dans un contexte qui se transforme à vue d'œil, et aussi compte tenu des nouveaux outils qui apparaissent, il est évident que les notions d'art et d'artiste ne peuvent rester figées dans des formes immuables, impropres et inadaptées aux métamorphoses en cours. L'art actuel a déjà émigré vers d'autres horizons et d'autres lieux depuis un certain nombre d'années déjà, que ce soit au Siggraph de Chicago ou de Los Angeles, au Festival des nouveaux médias d'Osnabr¸ck, à l'Electronic Média Arts de Canberra, à Ars Electronica à Linz, à l'Université de Toronto où Derrick de Kerckhove dirige le programme Marshall McLuhan ou encore à l'Université de Salerne en Italie avec le programme Artmedia du professeur Mario Costa. En vérité, c'est dans ces lieux que s'élaborent les arts du futur et non plus dans les circuits traditionnels. Au fil des années, s'est constituée une communauté internationale et informelle d'artistes très mobiles et très actifs qui, avec des scientifiques et des théoriciens de diverses disciplines, mènent une réflexion approfondie et des expérimentations poussées au titre de la pratique artistique.
Il est vrai que du fait des relations qui s'établissent avec des milieux extra-artistiques, notamment scientifiques, une certaine ambiguïté peut naître dans laquelle le statut d'artiste tel qu'on l'entendait hier tend à se modifier. Une confusion peut même s'instaurer dans la mesure où les rôles respectifs de l'artiste, du scientifique, du technicien, se recoupent et se confondent quelquefois, à travers le même individu, ou encore quand l'aboutissement d'un projet (d'une œuvre) s'avère finalement le résultat d'une équipe tout entière, ou plus encore quand, dans une œuvre interactive, l'œuvre d'art n'existe que par la participation effective du public, ce qui rend la notion "d'auteur" encore plus problématique ! Cet état de fait nous conduit à l'absolue nécessité de devoir "redéfinir" le concept d'artiste. Prenons un exemple concret : quand un artiste comme Jeffrey Shaw installe à la Cité des Sciences et de l'Industrie de La Villette une œuvre interactive qui demande la participation active du public, peut-on considérer qu'il en est l'auteur à part entière ? Ou, au contraire, faut-il estimer qu'il n'est seulement que coauteur avec l'ingénieur qui a créé le logiciel, l'Institut ZKM qui lui a octroyé les moyens techniques et financiers de sa réalisation, et le public lui-même sans l'intervention duquel l'œuvre n'existerait pasÝ? Pour Jeffrey Shaw, il ne fait pas de doute qu'il s'agit bien d'une "vraie œuvre" réalisée dans un lieu entièrement imaginaire, une œuvre faite d'images de synthèse tridimensionnelles, où flottent des lettres géantes et multicolores. Un seul visiteur à la fois prend place sur le fauteuil. Il s'assoit. Face à lui, sur grand écran, s'affiche l'image d'une salle rectangulaire, exacte réplique infographique de la pièce dans laquelle il se trouve. Pour se mouvoir dans cette pièce artificielle, espace virtuel, il peut sur son fauteuil se pencher en avant ou en arrière, pour avancer ou reculer, dans ce décor virtuel. S'il fait pivoter légèrement son fauteuil sur sa plate-forme, le cadre panoramique du décor défile sur son écran. Les deux univers, réel et virtuel, parfaitement synchronisés, sont comme géométriquement emboîtés. C'est un ordinateur Silicon Graphics VGX, dernier géant de la simulation des images, qui règle le ballet. Pour Jeffrey Shaw, il ne fait aucun doute que les dispositifs qu'il conçoit appartiennent à la catégorie de l"art". Il affirme avec conviction que "ces réalités virtuelles générées par ordinateur sont un nouvel espace de transition fictionnelle, où les fonctions cartésiennes s'estompent dans ce que Marcel Duchamp nomme pour sa part l"infra mens."
Le lieu et l'objet de l'art deviennent un univers purement immatériel où le spectateur, selon ses ordres et positions, est entraîné dans un univers commandé par un ordinateur où flottent des images en trois dimensions. Avec ce type d'oeuvre, ce qui change, ce ne sont pas uniquement les procédures formelles et l'utilisation de nouveaux moyens techniques, comme ceux de l'informatique, c'est la nature même de l'oeuvre qui diffère profondément du concept d'oeuvre tel qu'il était entendu dans la tradition des arts plastiques. La différence s'établit dans la "matérialité" de l'œuvre, sa genèse, sa structure, son mode d'appréhension, sa relation participative au public, sa reproductibilité sans limites, ses possibilités de diffusion instantanée par les réseaux à l'échelle planétaire.

Les témoignages nombreux et très divers que nous offrent les œuvres d'art technologiques, que ce soit dans les domaines de l'holographie, la réalité virtuelle, les arts des télé
communications, la robotique, l'intelligence artificielle et l'analyse sociologique de leur émergence, constituent un champ passionnant d'étude et de réflexion, non seulement au regard des considérations historiques en rapport avec la pensée esthétique mais aussi comme "indicateurs" des tendances comportementales de l'homme dans les nouveaux milieux "artificiels" qu'il se crée, l'artiste produisant en quelque sorte des modèles d'expérimentation qui indiquent des formes adaptatives à ces nouvelles situations auxquelles nous nous trouvons confrontés un peu plus chaque jour. Le problème entier reste le suivant : comment associer le monde "sensible" à l"abstraction" des modèles ? C'est un vieux débat dans l'art que celui qui oppose frontalement et à notre avis sans pertinence les "valeurs" de l'expression ressentie et sensible aux valeurs et critères d'ordre conceptuel relevant de l'intellect. A la délectation passive du pur plaisir esthétique proposé hier par l'art dans le contexte idéalisé et idéologique du "Beau", se substituent des "procédures" d'investigation visant à des réévaluations de notre rapport au monde. La domination de l'œil et de l'oreille sur le toucher, le goût et l'odorat se maintiendra-t-elle dans les œuvres du futur ? Le contrôle, la simulation et l'élargissement des mécanismes perceptifs auxquels on assiste avec les développements d'interfaces "homme-machine" ne sont-ils pas des conditions inédites qui sont à même, par les différenciations qu'elles induisent, de bouleverser les hiérarchies sensorielles dans le champ artistique ? Nos cinq sens traditionnels vont certainement, dans un futur proche, se compléter par d'autres "capteurs" susceptibles d'enrichir notre perception sensible du monde. Imagine-t-on un Matisse, un Kandinski ou un Picasso qui aurait identifié les formes comme le font certaines espèces animales dans l'infrarouge ou les abeilles dans les couleurs avec l'ultraviolet ? Des nez "artificiels" utilisant l'électronique moléculaire ont été développés par l'Université de Manchester; des rétines de synthèse qui distinguent des formes préfigurent dans des laboratoires de haute technologie les "yeux" des nouvelles générations de robots.
Des chercheurs de l'Université du Wisconsin préparent des lasers miniatures qui vont permettre de "peindre" directement des images numérisées sur la rétine. En affectant directement des zones localisées, la génération d'images et de sons dans des zones spécialisées du cerveau n'est plus un fantasme de la science-fiction. De la même façon, il est déjà possible de stimuler certaines zones de plaisir. Cette extension de notre capacité de perception des sons et des couleurs au-delà de la fenêtre du spectre visible et des fréquences "audibles" par l'oreille humaine ouvre la création artistique à des horizons illimités. Seul le manque de recul nous empêche encore de l'imaginer, tant ces possibilités dépassent nos cadres culturels et perceptifs d'entendement. Ces perspectives sont assorties de questionnements fondamentaux du type : comment rendre compte d'une "invisibilité" omniprésente, mais qui échappe à nos sens ? Ou encore, en tout état de cause, comment donner corps aux structures "formelles" d'œuvres de nature si fondamentalement différentes ? Ainsi se font jour de multiples questions, toutes aussi pressantes les unes que les autres quant à l'avenir de l'art.

Parmi les multiples questions que posent les arts électroniques, il y a bien sûr d'une façon récurrente et réactualisée la problématique du rapport au Temps et à l'Espace, une problématique que le dialogue permanent des artistes avec les chercheurs scientifiques contribue à nourrir et enrichir de façon fructueuse, une problématique que théoriciens et artistes de l'Esthétique de la
communication ont largement contribué à approfondir, mettant en évidence les questions relatives à la perception, l'appréhension et la navigation dans de nouveaux espaces liés à l'utilisation des télécommunications et de l'informatique, avec pour corollaire la présence et l'action physique à distance, les phénomènes d'ubiquité, de simultanéité, l'abolition de l'espace de type euclidien pour aborder les horizons d'une quatrième dimension mythique...
Tout en sachant que l'utilisation de la machine n'est jamais neutre l'informatique permet aujourd'hui des potentiels syntaxiques linguistiques et formels que n'offrent pas les langages naturels et les techniques artistiques traditionnelles, grâce à des programmes plus complexes qui permettent un travail infiniment plus riche avec une combinatoire plus rapide. Sur le réseau cette situation a pour résultat d'induire à de nouvelles esthétiques, ainsi qu' à la création d'architectures formelles originales tenant compte des impératifs de création et de navigation inhérents au medium.